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Le 3 août, Hélène était rentrée chez son père à Genève, où il résidait alors. Lassalle devait venir lui faire visite ; mais le diplomate bavarois refusa absolument de le recevoir, et quand sa femme lui eut appris qu’il s’agissait d’une union projetée, sa colère fut extrême. Il maudit sa fille et jura que jamais il ne consentirait à ce mariage. Désolée, Hélène s’échappa de la maison paternelle et alla se jeter dans les bras de Lassalle. Elle lui dit de l’emmener où il voulait ; mais, soit qu’il craignît de perdre la dot, qui était assez ronde, soit qu’il ne voulût entrer dans la famille Dœnniges que par la grande porte, il ramena Hélène à sa mère. Un peu refroidie par cet acte de sagesse et vaincue par les supplications de tous les siens, elle se laissa emmener de Genève « désespérée, mais résignée. »

À cette nouvelle inattendue, Lassalle devint fou de colère. Il était blessé dans son amour-propre, qui était excessif. Lui, adoré par des femmes si éminentes, être oublié par cette jeune fille de vingt ans, qui hier encore lui jurait une fidélité éternelle et se livrait complètement à lui ? Impossible ; c’est un père barbare qui l’avait enlevée et qui la séquestrait malgré elle. Il fallait donc la délivrer par n’importe quel moyen. Il appela à son aide la comtesse de Hatzfeldt et son ami le colonel Rüstow. Ils s’ingénièrent à mettre tout en œuvre pour agir sur M. de Dœnniges. Lassalle courut à Munich afin d’obtenir que le ministre des affaires étrangères s’entremît en sa faveur, ce qui lui fut promis. La comtesse alla même voir l’archevêque de Mayence, Ketteler, espérant qu’il consentirait à intervenir, oubliant qu’il s’agissait du mariage d’une catholique avec un juif. Le récit de l’entrevue est piquant. L’archevêque fit le plus grand éloge de l’agitateur socialiste : il prenait le plus vif intérêt à ses travaux scientifiques et à ses tentatives de propagande, quoiqu’il doutât de la possibilité d’appliquer ses théories ; mais, pas plus que le ministre, il ne pouvait obliger un père à donner sa fille à un gendre dont il ne voulait pas, d’autant plus que la jeune fille elle-même avait changé de sentiment. Elle s’était brusquement décidée à épouser, à bref délai, un jeune Valaque, le baron Janko von Rackowitz, et elle l’annonça elle-même à Lassalle. Son désespoir, sa fureur, en furent portés au comble. Rien ne peint mieux les agitations d’une âme violente et passionnée, que les lettres qu’il