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Aujourd’hui, dit-il, pour produire avec succès, il faut disposer de grands capitaux. Le petit industriel, le petit boutiquier, l’artisan, végètent écrasés par la concurrence de la grande industrie. L’ouvrier, ne pouvant devenir producteur indépendant, est forcé de vendre son travail pour sa subsistance ; moyennant le salaire, le maître acquiert tout le produit du travail. Ce produit augmente sans cesse, à mesure que les procédés se perfectionnent et que la science s’applique à l’exploitation des richesses naturelles ; mais l’ouvrier, source de toute valeur, n’en profite pas ; tout va au maître à qui revient entièrement le profit du progrès industriel. L’ouvrier est donc dépouillé de presque tout le fruit de son labeur, et il l’est nécessairement, parce qu’il est privé du capital qui lui permettrait d’acquérir lui-même tout le produit de son travail. — Mais, fait-on remarquer, les relations établies entre le capitaliste et l’ouvrier sont parfaitement équitables, car elles sont établies par un contrat conclu librement entre les deux parties. — Non, répond Lassalle, ce contrat n’est libre qu’en apparence : l’ouvrier qui n’a pas su employer ses bras doit les louer pour le prix qu’on voudra bien lui donner, car il y est forcé par la faim. Il n’est pas plus libre qu’un homme qui se noie et qui donne tout ce qu’il possède à celui qui n’a d’autre peine que de lui tendre une perche pour le tirer de l’eau. — Cependant, répliqua l’économiste, le capital lui-même n’est que du travail accumulé ; si donc il est vrai qu’il obtient une part croissante, celle-ci n’est que la juste rémunération du travail intelligent, uni à.la prévoyance, à l’abstinence, à l’épargne. — Oui, dit Lassalle, le capital se forme de l’accumulation des produits d’un travail antérieur, mais du travail de ceux qui ne possèdent pas de capital, c’est-à-dire des ouvriers et non de celui des capitalistes qui le possèdent. L’état social actuel sort directement de l’ancien régime qui, maintenant la propriété aux mains de quelques privilégiés, forçait toutes les autres classes directement ou indirectement à abandonner le plus clair de leurs profits aux riches et aux forts. La liberté n’a été proclamée que quand ceux-là avaient tout accaparé. L’ouvrier, politiquement libre, s’est trouvé économiquement aussi dépendant que le serf du moyen âge. Comme celui-ci, il a été obligé de livrer le produit sans cesse croissant de son labeur pour le strict nécessaire, et c’est ainsi que les maîtres ont accumulé leurs capitaux. Leur richesse étant le fruit du labeur d’autrui, la