Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/897

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

citoyen Nicaise, furent désastreuses pour les associations qui les acceptèrent. Leur échec a démontré que le système des subventions est mauvais ; que, seules, l’initiative et la persévérance des associés ne comptant que sur eux-mêmes, étaient capables de résoudre le problème. L’argent qu’on n’a pas gagné coule vite dans les mains ; on compte moins avec lui qu’avec celui qui, prélevé sur le nécessaire, représente les privations qu’on s’est imposées pour former son apport social. » Le manque de soins pour la conservation de l’argent emprunté n’est pas l’unique cause du naufrage de toutes les sociétés subventionnées. Il en est une autre plus sérieuse encore. Pour administrer et tirer parti d’un capital, il faut d’abord les mêmes qualités d’ordre et d’économie que pour le former, et il en faut en sus d’autres, plus rares et plus difficiles à pratiquer. Celui qui n’aura pas su amasser le capital par l’épargne saura encore bien moins le conserver en le faisant valoir. C’est précisément en s’efforçant de réunir le capital de leur entreprise que les associés acquerront l’expérience commerciale indispensable pour en assurer le succès. Ce n’est pas en prêtant de l’argent à ceux qu’il croit favoriser que l’état leur communiquera en même temps l’aptitude de conduire une affaire au milieu des difficultés sans nombre de la mêlée industrielle. Ainsi donc les faits, et les faits expliqués par leurs causes, démontrent que Lassalle avait tort de réclamer les secours de l’état pour multiplier les sociétés ouvrières. C’eût été les condamner à une ruine inévitable. Toute réforme qui tendra à transformer brusquement l’ordre social échouera parce que les élémens mêmes feront défaut.

Faut-il donc désespérer de l’avenir de la société coopérative ? Je ne le pense pas. On en verra vivre et prospérer davantage à mesure que les ouvriers comprendront mieux ce qui est indispensable à leur succès[1]. L’ouvrier associé-capitaliste, recueillant une part

  1. En Amérique, où les ouvriers, plus rétribués, sont mieux préparés à prendre part à la direction d’une entreprise industrielle, on cite de fréquens exemples d’associations coopératives de production qui ont réussi. En voici quelques-uns empruntés au Journal américain Scribner’s Monthly Magazine et au journal français de M. Limousin, Bulletin du mouvement social. La Beaverfall coopérative foundry association en Pensilvanie, a été fondée en 1872 avec un capital inférieur à 4,000 dollars (un dollar vaut environ 5 francs). Actuellement elle possède 16,000 dollars, et chaque action a reçu un dividende annuel de 12 à 15 pour 100. La société se compose de 27 membres. Le Somerset cooperative foundry company, dans le Massachusetts, s’est établi en 1867 avec 30 associés et un capital de 14,000 dollars. Actuellement ses 53 membres ont un capital de 30,000 dollars et une réserve de 28,000 dollars. Les dividendes se sont parfois élevés à 44 pour 100. L’Equitable cooperative foundry, de Hochester, dans l’état de New-York, a commencé en 1869 avec 20,000 dollars ; elle on possède maintenant 100,000 provenant de l’accumulation des bénéfices. Quelques sociétés coopératives de production ont également réussi en Angleterre, en Allemagne, en Italie et en Belgique. Voyez le livre de M. Léon d’Andrimont, le Mouvement coopératif en Belgique et les rapports de M. Schulze-Delitzsch. Le rapport de M. Schulze pour 1876 constate l’existence en Allemagne de 4,574 sociétés coopératives, dont 2,763 sociétés de crédit, 1,034 sociétés de consommation, 715 sociétés diverses et 62 sociétés de construction. Le nombre des sociétaires est de 1,360,000, le montant de leurs affaires de 3 milliards 450 millions de francs, celui de leurs capitaux et réserves de 200 millions. Voilà sans doute des résultats considérables, mais ce sont surtout les sociétés de crédit qui ont réussi. Comme le dit M. Léon d’Andrimont, c’est là que l’ouvrier doit se préparer à la société de production, qui offre bien plus de difficultés. Le rapport n’en signale que 294, dont 199 industrielles et 95 agricoles. D’après les comptes des 18 sociétés de production qui en ont communiqué à M. Schulze, le bénéfice moyen a été de 7 pour 100, ou 105 francs par sociétaire. On lira avec fruit l’ouvrage de M. Fr. Schneider sur les diverses formes des associations (Die Genossenschaften in einzelnen Gewerbszweigen), et l’excellent livre de M. Paul Leroy-Beaulieu, la Question ouvrière au dix-neuvième siècle.