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considéraient le patrimoine comme appartenant non à son possesseur actuel, mais conjointement à toute la famille, et ainsi le fils ne faisait que prendre à la mort du père l’administration de biens dont il était déjà copropriétaire. Les idées des Romains et celles des Germains nous sont devenues complètement étrangères, et partant, l’hérédité n’a plus de racines dans nos croyances. M. H. von Sybel répond très justement à Lassalle qu’il en est de l’hérédité comme de la royauté. Les peuples ne croient plus au droit divin, et cependant ils conservent des rois parce que l’expérience montre que la royauté constitutionnelle garantit convenablement la liberté et la prospérité publiques. L’hérédité n’est plus l’objet d’un culte superstitieux, c’est pourquoi on voit les législateurs restreindre les degrés de successibilité et frapper d’impôts les successions ; mais elle est un excellent moyen de stimuler le travail et la formation du capital, et c’est à ce titre qu’on la conserve. Lassalle pensait, comme les saint-simoniens, que l’âge d’or est devant nous. Sa conception panthéiste de l’histoire le portait à croire que, par suite d’une loi immanente de l’humanité, celle-ci était destinée à arriver, de progrès en progrès, à un état où le travailleur jouirait des avantages de la bourgeoisie actuelle et où par conséquent il n’y aurait plus qu’une classe qui, grâce à la science, obtiendrait la large satisfaction de tous ses besoins, moyennant un travail modéré et salutaire. Chacun pourrait ainsi atteindre tout le développement intellectuel et moral dont la nature l’a rendu capable. L’organisation sociale ne serait plus pour personne une entrave, elle serait pour tous un appui et un moyen d’avancement.

Ainsi qu’on a pu s’en convaincre, il n’y a point grande originalité dans les idées de Lassalle. Ses vues de reconstruction sociale sont empruntées à Saint-Simon et à Louis Blanc, sa critique de l’économie politique à Karl Marx. Néanmoins l’étude de ses écrits n’est pas sans utilité, parce qu’en plus d’un point il a montré que les théories économiques généralement reçues sont superficielles, mal formulées ou même entièrement erronées. Ainsi sa discussion sur le mode de formation du capital est très remarquable, son tableau des origines et du développement économique des sociétés ne l’est pas moins. Quant aux moyens d’arriver à la réalisation de la transformation sociale qu’il rêvait, Lassalle se sépare complètement de Marx. Comme le remarque très justement M. Rudolf Meyer, Marx considère l’Europe entière, Lassalle ne voit que l’Allemagne. Le premier est international et cosmopolite, l’autre national et prussien ; Marx croit qu’aucune réforme sociale n’est possible dans un état isolé : c’est seulement quand la révolution généralisée aura abattu partout les trônes et les autels que l’égalité pourra s’établir.