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prendrait la vôtre. Regardez ces gens-là, seigneur, ne tirez pas ! La vengeance et le droit sanglant régleront seuls toute l’affaire jusqu’au bout, seigneur, jusqu’au bout. Le comte Xavier a écrasé cette fille comme j’écrase la fleur que voici. Regardez, je retire mon pied, la fleur reste souillée, brisée, elle ne se redressera plus. Pour cela, cette fille l’a condamné à mort. Ils sont quittes. Xavier a broyé le cœur de Wassili, et Wassili a tiré au cœur de Xavier. Peut-être ce compte-là est-il juste aussi. Réfléchissez d’ailleurs que le corps de Woitech gît glacé devant vous et que Wassili devra vivre désormais comme une bête sauvage. Réfléchissez, je le répète, peut-être ce compte encore est-il juste, mais je ne me mêle pas de rien prononcer là-dessus. Poursuivez Wassili, nous ne nous y opposons pas, tuez-le si vous pouvez ; quant à la fille, elle est assez punie, et personne ne mettra plus la main sur elle. Que Dieu ait pitié de nous tous !

Et Dieu eut pitié de moi et du comte, car, lorsqu’il voulut faire feu, le coup refusa de partir. Il n’était qu’à cinq pas de moi ; sans ce caprice du pistolet, j’aurais vu ma dernière heure. Le chasseur prit son maître par le bras. — Seigneur, dit-il, cet homme n’échappera pas à votre vengeance, tandis que le meurtrier gagne du terrain.

Ces mots rappelèrent à lui le comte Agénor. Il s’élança sur son cheval et s’en alla au galop avec ses valets à la poursuite de Wassili vers la montagne, du côté de l’orient ; mais nous n’en avions pas fini ensemble, il s’en fallait de beaucoup. Les démêlés furent longs, très longs avec notre comte. Agénor n’était pas homme à lâcher sa vengeance.

Dans les jours suivans, il n’arriva rien qui fût de nature à nous inquiéter ; l’ennemi battait au hasard le pays jusqu’aux montagnes bleues à la recherche de notre Wassili ; mais de notre Wassili il ne trouva nulle trace, personne ne l’avait vu. Les gens qui approuvaient le moins ce qu’il avait fait ne voulaient pas pourtant devenir ses bourreaux. Et puis chercher un homme dans la forêt des Carpathes, c’est comme si on cherchait un fétu dans une meule de foin. Nous avions profité de cette courte période de répit pour mettre en sûreté notre pauvre Kasia. Les gens du village me disaient : — Tu l’as sauvée une première fois, Ivon, fais-la fuir maintenant. Emmène-la bien loin et cache-la chez de braves gens. — Je n’avais pas besoin de leurs encouragemens, je l’aurais fait sans cela. Je ne sais pas moi-même pourquoi tout mon cœur était à la pauvre enfant. Non, ce n’était pas seulement de la justice et de la pitié, c’était peut-être parce qu’elle ressemblait à sa mère, et que j’avais eu autrefois pour cette mère le grand amour…

Ivon s’arrêta, un sourire étrange passa sur cette figure rouge et