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quand le réveil terrible d’Érinnys vient tout à coup de précipiter Étéocle contre Polynice et de faire périr les deux frères par la main l’un de l’autre, il n’avait pas suffi au poète de mettre sous les yeux l’accomplissement de la malédiction paternelle, d’exposer les cadavres sur la scène, et de faire entendre les lamentations funèbres chantées par les deux sœurs et par les jeunes filles de Thèbes. Un héraut venait au nom du conseil de la cité proclamer la distinction établie entre les deux frères : Étéocle, le défenseur de Thèbes, devait être enseveli avec honneur ; Polynice au contraire, le destructeur de la patrie, serait privé de sépulture et abandonné aux chiens. Aussitôt Antigone se révoltait contre cet ordre, se disait prête à l’enfreindre et, par l’ardeur de sa piété fraternelle, entraînait à sa suite une moitié du chœur dans l’accomplissement des saints devoirs de la famille. Ainsi un trait d’audace héroïque et une vue ouverte sur la continuation des maux infligés à la race impure de Laïus, telle était la conclusion de cette mâle et sombre tragédie.

De cette dernière scène Sophocle fait un drame entier. Naturellement il met d’abord en pleine lumière ce qui en fait le principal intérêt : Antigone, dont il confie le personnage au premier acteur, au protagoniste, s’anime de la plus noble passion, se revêt de la plus austère pureté. Sa passion, c’est le dévoûment aux devoirs et aux affections de la famille poussé jusqu’à l’exaltation. Les malheurs et les hontes des siens n’ont fait que resserrer les liens par lesquels elle se sent étroitement unie à chacun d’eux, et toute injure qui leur est faite n’atteint que plus profondément cette noble fille des Labdacides : « Sais-tu, ô Ismène, ma sœur chérie, sais-tu quelqu’un des maux légués par Œdipe que Jupiter ne doive point accomplir, nous vivantes ? Non, il n’est point de douleur, il n’est point de calamité, ni de honte ni d’affront, que je n’aie vus réalisés dans nos maux communs. Et maintenant qu’est-ce que cet édit que le prince vient, dit-on, de faire proclamer pour toute la cité ? Le connais-tu ? est-il venu à tes oreilles ? ou bien ignores-tu de quels coups les nôtres sont menacés par nos ennemis ? » Voilà les premières paroles d’Antigone. Sa pureté, qui rehausse le prix de son sacrifice, Sophocle la fait ressortir au moyen de l’amour, mais, — c’est un point sur lequel Saint-Marc Girardin a insisté, — de l’amour traité d’une façon tout antique. Rien n’obligeait le poète à introduire l’amour dans sa tragédie. La tradition du théâtre, à la différence de l’époque moderne, semblait plutôt l’en détourner, et la légende ne l’y invitait point. Dans le récit d’Apollodore, seul texte qui nous ait conservé sur ce sujet la trace probable des anciennes épopées, Hémon est mort longtemps auparavant ; il a été la dernière victime du Sphinx. C’est donc Sophocle qui a inventé l’amour d’Hé-