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LA CRITIQUE SAVANTE EN ALLEMAGNE.

gitation de l’homme, également égaré par sa passion et par sa raison, tandis que les décrets d’un pouvoir supérieur s’accomplissent. Seulement, chez lui, c’est Créon seul qui participe à ce genre d’intérêt qu’excitent les personnages soumis à de pareilles épreuves.

Son Créon en effet est un homme, et non pas un simple tyran de théâtre, tel que l’est, par exemple, dans l’Hercule furieux, le Lycus d’Euripide, sorte de masque banal que le poète n’anime pas, même en lui prêtant son esprit raisonneur et son goût de subtilité. Chez Créon, au contraire, il y a ce mélange d’erreur et de vérité, de mal et de bien, qui est la condition de la vraisemblance dramatique. Il raisonne, lui aussi ; mais sous ses raisonnemens on sent la passion personnelle qui se raidit d’avance contre une résistance prévue. — Remarquons que, s’il ne prévoyait pas une résistance à ses ordres, il ne prendrait pas le ton de la menace et ne ferait pas surveiller le corps de Polynice. — Son cœur dur et orgueilleux n’est fermé ni aux sentimens que réclame la patrie, ni surtout à ceux de la famille. C’est un chef d’état ayant conscience de ses devoirs, et c’est ce qui fait que Démosthène put emprunter à son rôle, joué autrefois par Eschine, les vers qu’il imagina de réciter devant le tribunal en guise d’attaque contre son ennemi politique. C’est aussi un père et un époux ; il est cruellement frappé dans ses affections, et par tout cela il nous inspire un certain degré d’intérêt que Sophocle a voulu d’autant plus lui ménager que la pitié devait être l’émotion dominante au dénoûment. Tels sont les calculs de cet art mesuré et puissant, où les nuances et la force s’unissent dans un sentiment de vérité, et qu’on détruit en substituant à cette complexité vivante la raideur logique d’une simplicité abstraite.

De même aussi Antigone, malgré la noblesse idéale de son caractère, est vivante et réelle. Comme on distingue chez Créon quelques qualités, on reconnaît en elle quelques signes de l’imperfection humaine. Seulement il ne faut pas changer, au mépris de toute vérité, la proportion du bien et du mal. Il ne faut pas, si quelque âpreté se mêle à l’expression de sa douleur et de sa fierté, si l’irritation que lui cause le premier sentiment de l’outrage se trahit par quelque dure parole pour sa sœur, trop indifférente ou trop timide au gré de sa passion, il ne faut pas en abuser pour la faire criminelle malgré le poète. Ce sont d’admirables traits de nature qui rendent son rôle vraisemblable. Qui moins que Boeckh pouvait ignorer que Sophocle excelle par la vérité morale, c’est-à-dire, pour la tragédie, le talent de faire vivre les personnages dans les situations extraordinaires où elle se meut ? Produire l’illusion de la vie réelle au milieu de l’étrange et du sublime, c’est sans doute le plus haut degré de l’art dramatique. Il faut pour cela, avec la force de