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l’imagination et la hauteur de l’âme, une science de combinaison qui prépare l’effet à l’insu du spectateur et lui procure ainsi la jouissance facile et comme naturelle de ses émotions. Dans cette science nul n’a surpassé ni peut-être égalé Sophocle, et son personnage d’Antigone est le plus étonnant exemple de cette heureuse conciliation de l’idéal et de la réalité.

Gardons-nous donc de dégrader cette noble créature, parce que nous découvrons qu’elle tient à l’humanité par quelque mouvement de colère ou d’orgueil. Gardons-nous aussi de nous autoriser contre elle, à l’exemple de Boeck, des condamnations que ne lui épargne pas le chœur au moment où elle va mourir : « Tu as poussé l’audace jusqu’au dernier excès, tu as heurté le trône élevé de la justice… La piété a ses devoirs, mais il ne faut jamais enfreindre les ordres de qui a le pouvoir… C’est l’obstination aveugle de ta passion personnelle qui t’a perdue. » Et il croit reconnaître dans cet égarement et cette chute le fatal héritage d’Œdipe.

Qui ne sait qu’en général le sens des paroles du chœur est déterminé par la situation dont ce personnage inconsistant reçoit l’impression extérieure ? Bientôt ces mêmes vieillards qui le composent, troublés par les menaces de Tirésias, conseilleront à Créon de délivrer Antigone : quel est donc leur vrai sentiment ? Maintenant ils sont effrayés par la vue du coup qui va la frapper, et leur pitié incomplète condamne la victime ; mais notre pitié, à nous, n’en est que plus profonde, et c’est précisément ce que désire le poète, car cette scène lyrique entre Antigone et le chœur est conçue tout entière en vue de ce sentiment. Elle tient la place du commos de la tragédie primitive, cette grande lamentation destinée à faire naître une de ses deux émotions essentielles, la pitié. Ces premiers mouvemens qui ont transporté Antigone jusqu’à l’héroïsme ont cessé ; ses sentimens persistent, mais l’ardeur de l’action et de la lutte s’est éteinte, et elle se voit en face d’une mort affreuse dans la solitude et les ténèbres d’une sépulture anticipée : la nature reprend sur elle ses droits, elle se plaint, et ses plaintes sont d’autant plus touchantes qu’elle se sent délaissée, qu’elle entend nier jusqu’à la légitimité de son inutile sacrifice. Qu’y a-t-il de plus pathétique que cet abandon, et ce doute de faibles consciences en face des cruelles conséquences du dévoûment ? Et enfin, que signifie donc en soi-même ce blâme prononcé un instant par le chœur ? N’est-ce pas tout simplement le contraste naturel entre la prudence vulgaire de la foule et la sublime folie de l’héroïsme ? Antigone est une martyre de la religion de la famille ; sa folie, dans un ordre inférieur, est analogue à la folie de la croix ; c’est au moins un pieux enthousiasme qui n’admet aucune considération étrangère, ni la crainte de la force, ni le respect des lois contraires à sa foi, ni le soin