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conscience? Il vivait dans un temps où les religions tenaient des épées, et où la maxime universelle était : cujus princeps, ejus religio. Les seigneurs protestans et les seigneurs catholiques se disputaient le gouvernement de la France en se disputant la religion du roi. Bouillon, engagé de bonne heure dans la cause d’Henri IV, allié à la famille des Nassau, était trop fier pour retourner à la messe. On ne l’eût peut-être pas trop étonné en lui prédisant que Turenne y retournerait. Il avait l’âme féodale, c’est-à-dire qu’il y avait en lui du rebelle en même temps que du soldat. Il était venu dans un temps où les amours étaient aussi dangereuses que les haines, où la trahison était partout, où il fallait à tout moment risquer sa vie, sa fortune, où le repos était impossible, où la force décidait de tout. Son ambition ne respectait rien, elle avait les ardeurs de la soif et de la faim; mais elle ne chercha jamais rien de vil; il n’avait rien d’un voluptueux. Il aimait le pouvoir, la puissance, la guerre, les remparts derrière lesquels il pouvait défier tout le monde. Il aimait aussi passionnément les triomphes de l’intelligence, il se plaisait dans les tortueuses négociations, d’où il sortait presque toujours vainqueur; il jouait avec les hommes et leurs passions : d’âme noire, sombre, il jouissait de toute lutte, se repaissait du spectacle toujours divers, toujours nouveau, des volontés humaines en émoi. La figure de Bouillon n’est pas de celles qui puissent inspirer une véritable sympathie : elle étonne, elle inquiète plus qu’elle ne charme. Ou se demande quel tour eût pris l’histoire de France s’il y avait eu beaucoup de Bouillons, et si la royauté fût arrivée à les assouplir sans les avilir. Saint-Simon peut disserter à l’aise sur les prétentions nobiliaires des Bouillons: le vicomte de Turenne, dont nous avons ébauché la vie, était un véritable aristocrate, de ceux qui ne séparent pas la noblesse de l’autorité, et qui veulent la primauté politique. L’ancienne constitution française ne donnait pas de place régulière à la grande aristocratie dans un conseil législatif semblable à la chambre des lords. L’accord de la robe et de l’épée ne fut jamais sincère dans le parlement, et Bouillon en fit bien l’expérience, lui qui le premier essaya de convertir le parlement en une assemblée politique. Quand il disparut, tout se préparait déjà pour un ordre de choses nouveau : l’aristocratie allait faire place à la noblesse; la défense des églises allait tomber des mains des hommes d’épée dans celles des théologiens et des ministres. La cuirasse et l’écharpe huguenote couvraient les derniers battemens de la liberté féodale. L’église catholique allait pacifier la France et lui donner un idéal de gouvernement nouveau, que le XVIe siècle n’avait point connu.


AUGUSTE LAUGEL.