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de la contradiction dont on s’étonnait. Le soir, en rentrant chez lui, il semblait fatigué et sombre. « Je n’en peux plus, disait-il, mais il faut travailler quand même, le pays a besoin de moi ; peut-être cet été pourrai-je aller me reposer en Suisse… » Dans la nuit, il se sentait pris d’une violente indisposition : l’athlète était déjà vaincu !

Le mal ne tardait pas à s’aggraver en effet. Un instant, il parut céder aux premiers soins, aux saignées, le remède habituel à Turin, et Cavour lui-même se croyait hors d’affaire. Le 31 mai encore, il tenait à réunir ses collègues du ministère autour de lui ; il travaillait avec M. Nigra, avec M. Artom. Ce n’était que l’illusion d’un homme tourmenté de l’idée qu’il n’avait pas le temps d’être malade. À dater du 1er  juin, les remèdes commençaient à devenir impuissans, tout espoir s’évanouissait d’heure en heure. Cavour entrait dans une agonie de quelques jours entrecoupée de fièvre, d’accès de délire, de momens lucides pendant lesquels tout ce qui l’avait occupé revenait à son esprit. Avec sa nièce, la marquise Alfieri, toujours attentive autour de lui, avec ses amis Farini, Castelli, il s’entretenait de tout ce qu’il avait encore à faire, de l’emprunt de 500 millions qui se préparait, de la reconnaissance du royaume d’Italie par la France, d’une lettre du comte Vimercati attendue de Paris, de la marine qu’il fallait créer. Il se préoccupait de Naples, il en parlait avec insistance. « L’Italie du Nord est faite, disait-il, il n’y a plus ni Lombards, ni Piémontais, ni Toscans, ni Romagnols, nous sommes tous Italiens ; mais il y a encore les Napolitains. Oh ! il y a beaucoup de corruption dans leur pays. Ce n’est pas leur faute, pauvres gens, ils ont été si mal gouvernés !… Il faut moraliser le pays ; mais ce n’est pas en injuriant les Napolitains qu’on les modifiera… Surtout, pas d’état de siège, pas de ces moyens de gouvernemens absolus ! Tout le monde sait gouverner avec l’état de siège. Je les gouvernerai avec la liberté, et je montrerai ce que peuvent faire de ces belles contrées dix années de liberté. Dans vingt ans, ce seront les provinces les plus riches de l’Italie. Non, pas d’état de siège, je vous le recommande… » Victor-Emmanuel voulut aller visiter son glorieux ministre, et celui-ci, reconnaissant le roi, lui dit : « Oh ! Maesta, j’ai bien des choses à vous communiquer, bien des papiers à vous montrer ; mais je suis trop malade, il me sera impossible d’aller vous voir, je vous enverrai Farini demain, il vous parlera de tout en détail. Votre majesté n’a-t-elle pas reçu la lettre de Paris ? L’empereur est bon pour nous maintenant… » Quelquefois aussi Cavour se plaignait du trouble de sa tête, prétendant que son mal était là. Il sentait la pensée expirer en lui !