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moins grand; c’est lui qui a jeté les fondemens de ce gouvernement constitutionnel qui réjouit aujourd’hui l’Italie; c’est lui qui a fait toutes les affaires de la péninsule et assuré des bienfaits inestimables à ceux qui vivent et à ceux qui vivront après nous. Du comte de Cavour on peut dire avec vérité qu’il a enseigné une morale et décoré une histoire. La morale, c’est qu’un homme d’un génie éminent, d’une énergie indomptable, d’un patriotisme inextinguible, grâce à l’impulsion qu’il sait imprimer à ses concitoyens, en se dévouant à une cause juste, en saisissant les occasions favorables, en surmontant des obstacles en apparence insurmontables, que cet homme, dis-je, peut doter sa patrie des plus immenses avantages. L’histoire, dont il est l’ornement, est vraiment prodigieuse, la plus romantique des annales du monde. Nous avons vu sous sa direction et son autorité un peuple se réveiller du sommeil des siècles... Ce sont des événemens que racontera l’histoire, et celui dont le nom passera avec eux à la postérité, celui-là, si prématurée que soit sa fin, ne sera pas mort trop tôt pour sa gloire et pour sa renommée... » Ainsi on parlait à Londres. Quant à la France, elle ressentait une émotion aussi profonde que sincère, et la fin soudaine de Cavour avait pour premier effet de hâter, au moins sur un point, le dénoûment des négociations secrètes poursuivies depuis deux mois par le grand ministre avec Paris; elle provoquait de la part du gouvernement français la reconnaissance immédiate du nouveau royaume d’Italie; de sorte que, même dans la mort, Cavour triomphait encore et rendait un dernier service à son pays.

Plus d’une fois dans le premier moment, et même depuis ce jour du 6 juin 1861 qui voyait disparaître tout à coup le créateur de l’Italie nouvelle, on a élevé une question singulière : on s’est demandé si Cavour n’avait pas été servi jusqu’au bout par la fortune, s’il n’était pas mort à propos, — avant les déceptions possibles. Il avait été heureux jusque-là, s’est-on plu à dire, tout lui avait réussi; il pouvait échouer dans cette œuvre qui n’était pas au bout, — et d’Azeglio lui-même, qui avouait avoir été « foudroyé par la mort de ce pauvre Cavour, » qu’il « pleurait comme un frère, » d’Azeglio disait, trois jours après : « Pour lui, c’est peut-être un bien : disparaître avant de descendre, tout le monde n’a pas cette chance. Pour nous, c’est une terrible épreuve; mais, si Dieu veut sauver l’Italie, sera-t-il embarrassé de la sauver sans Cavour? » Eh bien ! ce n’était qu’un sentiment touchant ou une impression excessive d’imaginations ébranlées. Si Cavour ne mourait pas trop tôt pour sa gloire, selon le mot de lord Palmerston, une plus longue vie ne l’aurait pas exposé à « descendre, » comme semblait le craindre d’Azeglio : il n’était pas de ceux qui ont besoin de cette mystérieuse