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de Russie sous Pierre le Grand. On créait à Saint-Pétersbourg un théâtre français, dont le directeur, Serigny, touchait 100,000 livres par an : l’impératrice y prenait tant de plaisir qu’elle obligeait les courtisans, sous peine d’une amende de 50 roubles, à assister aux représentations, et envoyait des estafettes chercher les retardataires. L’académie des sciences ordonnait de traduire en russe le traité de Vauban sur l’Attaque et la défense des places fortes, celui de Saint-Remy sur l’artillerie. Trédiakovski, traducteur infatigable, s’attaque à l’Histoire ancienne de Rollin, à l’Art poétique, au Télémaque, à l’ouvrage de Marcilly sur la Situation militaire de l’empire ottoman, etc. Dans ce pêle-mêle de livres techniques ou livres classiques qu’on fait alors passer dans la langue russe, on voit la hâte que les Russes mettent à jouir de cette civilisation nouvelle qu’ils viennent de découvrir. Jusqu’alors ils avaient cru que la source de la civilisation, c’était l’Allemagne; ils virent qu’elle venait de plus loin : ces Allemands, qui les avaient longtemps écrasés de leur supériorité, n’étaient que les élèves des Français, qui, eux-mêmes héritiers de la renaissance italienne, étaient alors en possession de l’hégémonie intellectuelle de l’Europe. Notre gloire littéraire, que le siècle de Louis XIV avait élevée si haut, allait non pas décroître, mais se transformer au siècle de Montesquieu et de Voltaire; après avoir applaudi aux tragédies de Corneille et de Racine, les nobles russes commençaient déjà les pèlerinages à Ferney.

Sophie d’Anhalt, venue d’Allemagne à Saint-Pétersbourg, se retrouva donc dans un milieu qui commençait à ne plus différer autant de celui qu’elle venait de quitter; l’élève de Mlle Gardel ne fut pas trop dépaysée dans une cour où se rencontraient les Voronzof, les Schouvalof, les Cyrille Razoumovski, les Stanislas Poniatovski, et où le marquis de la Chétardie avait eu son moment de faveur. Toutefois elle avait une culture supérieure à ceux qui l’entouraient, et dans ses Mémoires elle raconte que, comme elle voulait lire la Grandeur et décadence des Romains, « on eut de la peine à trouver ce livre à Saint-Pétersbourg. » Elle lut aussi des romans, mais, continue-t-elle, « ceux-ci commençaient à l’ennuyer. » Alors, prise d’un goût sérieux pour l’étude, elle dévora tous les livres d’histoire qui lui tombèrent sous la main. On peut se faire une idée, par ce qu’elle en dit dans ses Mémoires, de ce que fut sa bibliothèque de grande-duchesse. On y trouve confondus la Vie de Henri IV par Péréfixe, l’Histoire d’Allemagne par le père Barre, les Annales de Tacite et les Dialogues de Platon traduits en français, l’Histoire des conciles de Baronius, le dictionnaire de Bayle, toutes les œuvres de Voltaire, l’Esprit des lois et « les Mémoires de Brantôme, qui m’amusaient beaucoup. » L’abondance de ses lectures en corrigeait le