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choix hasardeux; même à la chasse elle avait toujours un livre dans sa poche. La génération qui grandissait avec elle à la cour d’Elisabeth devait être plus lettrée, plus française que la précédente, et Catherine ne devait pas abandonner à personne, pas même à la princesse Dachkof, l’honneur de la représenter.

Il semble que Catherine, si étroitement surveillée sous la domination jalouse d’Elisabeth, ait, comme Frédéric II, attendu avec impatience le moment où elle acquerrait avec le pouvoir la liberté, et où elle pourrait donner cours à ses sympathies. La révolution qui la mit sur le trône est du mois de juin 1762; dès le mois de novembre de la même année, nous trouvons dans ses papiers une lettre à d’Alembert; dès 1763, elle est en relation avec Mme Geoffrin et avec Voltaire; dès 1765, elle est la bienfaitrice de Diderot. Son goût pour la personne et les œuvres des écrivains français éclate avec la vivacité d’une passion longtemps contenue. Il y a une joie naïve et un gracieux abandon dans ses premières lettres. On dirait une jeune pensionnaire qui a été longtemps confinée dans quelque couvent, qui y a dévoré en secret les vers de quelque poète, qui de loin a nourri pour lui une passion silencieuse, et qui tout à coup trouve la liberté d’écrire à l’homme de ses rêves. La grande-duchesse Catherine subit la même fascination que la Modeste Mignon de Balzac. Les sentimens qu’elle était obligée de réprimer lorsque, seule dans sa chambre, elle lisait l’Esprit des lois, l’Essai sur les Mœurs, la préface de l’Encyclopédie se manifestent librement dans ses lettres de 1763. Plus tard il entrera du calcul dans son enthousiasme. C’est cependant au moment où elle noue des relations avec nos philosophes qu’elle entre en lutte avec notre gouvernement, avec notre diplomatie, avec Choiseul, qui en Pologne, en Turquie, partout, lui suscitent des adversaires. Dès lors tous ses ennuis lui viennent de Versailles et toutes ses consolations de Paris. Il y a deux Frances, dont l’une est son ennemie et l’autre son alliée. Sa correspondance avec les philosophes portera souvent la trace de ses rancunes contre le ministère.

Sans vouloir étendre la dénomination de correspondans français de Catherine II à tous les étrangers qui, dans leur correspondance avec elle, employèrent la langue française, je dois parler de Mme de Bielke, de Grimm et de quelques autres.

Les volumes déjà parus de la Collection ne nous donnent les lettres de l’impératrice à Mme de Bielke que jusqu’à l’année 1774. Les éditeurs des papiers de Catherine II les ont classés, sauf exceptions, dans l’ordre rigoureusement chronologique. Cet ordre a ses avantages, puisqu’il permet de voir jour par jour entre combien de soins divers était partagée la tsarine, et de saisir le lien qui peut exister