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merveilleusement à jouer de ce délicat instrument, à poser habilement les doigts sur ce clavier si doux au toucher, mais dont les cordes vibraient dans l’opinion avec un fracas de tonnerre. Gustave III, Poniatovski lui-même, avaient à ce jeu une certaine maestria; seul le gouvernement de Louis XV avait l’air d’ignorer cette puissance nouvelle de la littérature, comme s’il ne voyait pas que l’opinion allait devenir la reine du monde. Le souverain de Versailles, enfermé dans sa royauté séculaire comme dans un tabernacle, sourd et muet, immobile comme une divinité orientale, laissait croire, comme Moustapha, « qu’il n’avait point d’esprit et qu’il n’aimait pas les vers. » Il livrait à d’autres la direction de cette armée de gens de lettres, innombrable et indestructible, qu’on soldait avec un mot aimable, un billet joliment tourné, même un méchant quatrain, comme faisait Frédéric II, le roi de peu d’argent, de beaucoup d’esprit.

Sans doute il y avait des lettres de Catherine qui étaient vraiment confidentielles, écrites pour le seul plaisir de causer librement à ses correspondans, et pour lesquelles elle demandait le secret; mais il y avait celles qu’on devait montrer. Était-ce pour Mme de Bielke toute seule que Catherine rédigeait ce bulletin triomphal : « Nous avons gagné une bataille rangée sous les murs de Chotim, sur une armée de cinquante mille Turcs; nous avons emporté leur camp retranché, dans lequel on a fait un très gros butin en tentes, argent, bêtes de charge. Des canons tant et plus, de même qu’étendards, tambours, etc.? » N’est-ce pas une phrase à effet, destinée à être répétée, à devenir historique, que ce passage d’une lettre à la bonne dame de Hambourg : «Auguste disait qu’il avait trouvé Rome bâtie de briques et qu’il la laisserait de marbre, et moi je dirai que j’ai trouvé Pétersbourg presque de bois et que j’y laisserai des bâtimens ornés de marbre? »

Par la révolution de 1772, Gustave III sauva la Suède du sort que lui réservaient la Prusse et la Russie, et que subissait alors la Pologne. Ce n’était pas le compte de Frédéric II, dont M. Geffroy[1] a publié les lettres pleines de dépit et de menaces, ni de Catherine II, qui, dans sa correspondance avec Mme de Bielke, donne libre cours à son irritation et trahit ainsi le secret du complot tramé contre la Suède : « Jamais les lois d’aucun pays n’ont été plus violentées que celles de la Suède dans ce cas-ci, et je vous garantis ce roi-là despotique comme le sultan, mon voisin ; aucun frein ne le retient. Je suppose que je ne serai pas la seule en Europe à faire ces réflexions. » Comme elle sait qu’il a été aidé par Louis XV dans

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1864.