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lettres admis à l’intimité d’un souverain, l’humilité d’un Allemand élevé dans le respect des grands et qui sait toute « la distance du rang suprême au rang le plus obscur, » la réserve d’un finaud qui veut s’assurer que la fortune qu’on lui offre est solide. Il avoue que toutes les raisons qu’il mit alors en avant, son âge, son ignorance de la langue russe, la crainte des envieux, les dangers de la cour, n’étaient pas les vraies. Une fois rassuré sur les avantages positifs de la situation, Grimm capitula. Dès lors il eut une brillante sinécure littéraire : il fut non le lecteur, mais le causeur de l’impératrice; il fut son homme de compagnie, chargé de l’instruire et de l’amuser plusieurs heures par jour : nous avons vu que Catherine II n’aimait pas la conversation des femmes : « Depuis ce jour, raconte le baron Melchior, l’impératrice me faisait fréquemment appeler, après son jeu, dans son appartement. Elle travaillait à quelque ouvrage de main à sa table, me faisait asseoir vis-à-vis d’elle et me gardait jusqu’à dix heures et demie, onze heures, suivant le degré d’intérêt que la conversation avait pris... Les bontés de l’impératrice semblaient s’accroître de jour en jour et avec elles sa confiance. La mienne était telle que j’entrais dans son appartement avec la même sécurité que chez l’ami le plus intime. L’impératrice possédait un talent rare que je n’ai jamais connu à personne au même degré. C’était de saisir toujours juste la pensée, de n’entendre jamais que ce qu’on avait voulu dire, par conséquent de ne jamais prendre le change sur une expression inexacte ou hasardée, encore moins de s’en formaliser... Ordinairement le premier mot dit fortuitement décidait de l’enchaînement des idées pour toute la soirée. Il faut avoir vu dans ces momens cette tête singulière, ce composé de génie et de grâce, pour avoir une idée de la verve qui l’entraînait, des traits qui lui échappaient, des saillies qui se pressaient et se heurtaient, pour ainsi dire, en se précipitant les unes sur les autres comme les eaux limpides d’une cascade naturelle. Que n’a-t-il été en mon pouvoir de coucher littéralement par écrit toutes ces causeries ! Le monde aurait possédé un fragment précieux et peut-être unique pour l’histoire de l’esprit humain... L’impératrice à la vérité ne fut jamais un seul instant absente de ces tête-à-tête, mais elle n’y fut non plus jamais de trop. »

Cependant Catherine II avait disposé de lui autrement. Vainement il lui semblait « qu’en s’arrachant des pieds de l’impératrice, il s’arrachait à l’existence; » vainement il voulait se jeter à ses genoux pour « la supplier de le garder au nombre de ses chiens; » vainement il souhaitait de rester « le rien de sa majesté, » il lui fallut devenir quelque chose. Il fut son envoyé de lettres à Paris.