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moyen de les faire cesser, car plus je crie et moins on est à son aise. Aussi j’emploie d’autres expédiens. Par exemple, si vous entriez dans ma chambre je vous dirais : Madame, asseyez-vous, jasons à notre aise; vous auriez un fauteuil vis-à-vis de moi, une table entre nous deux, et puis des bâtons rompus, tant et plus, c’est mon fort. » A entendre Catherine II, qui a tout fait pour être impératrice absolue, «n’avoir pas d’égal, c’est insupportable.» Surtout elle se défend d’être une femme à prétentions; elle dira, non sans une pointe de malice : « Je m’étonne que vous me donniez de l’esprit; on m’avait dit que chez vous on n’en croyait pas à ceux qui n’ont pas été à Paris. » Elle se laisse « gronder » par Mme Geoffrin, elle la prie de n’être point « jalouse » de D’Alembert. Et puis des détails sur son train de vie; on dirait une bonne dame racontant à sa commère les petites affaires de s n ménage. Elle se lève à six heures, elle travaille jusqu’à onze; elle dîne, puis elle travaille jusqu’au spectacle, etc. Malgré le ton quasi-bourgeois de cette correspondance, « l’impératrice, suivant l’heureuse expression de Grimm, n’en est jamais absente.» De temps à autre, on voit qu’on a affaire à une dame qui a 200,000 soldats à ses ordres : « L’année passée, j’ai commandé une flotte de vingt et je ne sais combien de vaisseaux; j’étais la première à en rire, mais cependant cela alla très bien; cette-fois je m’en vais commander une armée de 45,000 hommes, » Où la note tragique résonne tout à coup et semble détonner au milieu de cette simple causerie, où la griffe impériale se fait sentir comme celle du léopard de Florian, c’est dans une discussion à propos du manifeste sur la mort d’Ivan VI. Mme Geoffrin avait cru pouvoir répéter certaines critiques dont ce document avait été l’occasion. « On glose chez vous sur ce manifeste? répond Catherine II; on y a glosé sur le bon Dieu, et ici on glose aussi quelquefois sur les Français; mais il n’en est pas moins vrai qu’ici ce manifeste et la tête du criminel ont fait tomber toutes les gloseries. »

On a publié deux lettres de Catherine II à Marmontel ; toutes deux se rapportent à l’année 1767. D’une de ces lettres il existe aux archives russes jusqu’à trois brouillons de la main de l’impératrice. Ce fait démontre la difficulté qu’elle avait, encore à cette époque, à écrire en français et l’application qu’elle prenait pour n’adresser que des lettres élégantes et correctes à ces maîtres de la langue française. Dans l’une, elle remercie Marmontel de l’envoi de son Bélisaire, « un livre qui mérite d’être traduit dans toutes les langues, » et se réserve de le lire pendant son voyage sur le Volga. Ce ne sont pas là de vaines formules de politesse, car non-seulement elle le lit, mais elle le fait traduire en langue russe et met