Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/307

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vivait, il ne connut jamais la salutaire contrainte d’une discipline morale. Qui, mieux que D’Alembert aurait pu le plier à cette discipline, redresser son caractère en faisant l’éducation de son intelligence? Quel service rendu à la Russie, à l’Europe entière! Imaginez en 1799 un Paul Ier, élevé par D’Alembert. Et pourtant il est difficile de se figurer le philosophe à la cour de Catherine II ; le cabinet de l’impératrice y était presque le seul lieu où il ne se fût pas trouvé dépaysé. Il refusa, et l’impératrice lui écrivit une lettre célèbre où se trouve se passage : « Vous êtes né ou appelé pour contribuer au bonheur et même à l’instruction d’un peuple entier, et y renoncer, il me semble que c’est refuser le bien que vous avez à cœur; votre philosophie est fondée sur l’humanité; permettez-moi de vous dire que, de ne point se prêter à la servir tant qu’on peut, c’est manquer son but[1]. » Ils échangèrent depuis un certain nombre de lettres. Il est à remarquer que celles de D’Alembert ont souvent quelque chose d’affecté, de solennel, de pédantesque. Il démontre, il déclame, il multiplie les formules de respect. D’Alembert, le plus indépendant peut-être des philosophes du XVIIIe siècle, a l’air d’un courtisan, mais d’un courtisan guindé et malhabile. Rien ne montre mieux combien il avait peu l’habitude du métier. Il ne reçut d’ailleurs, à ce qu’il semble, aucun bienfait de Catherine, bien que maladroitement il se donne l’air de les quêter, lorsqu’il se plaint de ses embarras d’argent et félicite l’impératrice de sa générosité envers Diderot. Celle-ci ne le console des persécutions et des pensions supprimées que par de bonnes paroles et par une épigramme à l’adresse de Louis XV : « Vous devez avoir en France une profusion de grands hommes, puisque le gouvernement ne se croit pas plus obligé à encourager ceux dont le génie est admiré dans les pays lointains! » Plus tard, lorsqu’il lui écrivit une lettre étudiée pour lui recommander huit officiers français faits prisonniers au château de Cracovie et qu’il était question d’envoyer en Sibérie, Catherine fit une réponse évasive. Voltaire, sur une telle réponse, se fût bien gardé d’insister. Il connaissait la tsarine et l’irritation qu’elle éprouvait à retrouver partout les officiers français. D’Alembert, avec cette candeur d’honnêteté, cette obstination de bienfaisance, cette ardeur de sentimens qui surexcitent parfois les natures froides, revint à la charge. Dans une deuxième épître, il demanda la mise en liberté de ses compatriotes, et la deuxième épître fut suivie d’une troisième. Cette fois, la réponse de l’impératrice fut écrasante d’ironie. « Vous cherchez, écrit-elle, à me persuader, autant par la solidité du

  1. Dans les archives de Moscou, la minute de cette lettre n’est pas de la main de l’impératrice, et la question d’authenticité a été soulevée. Les éditeurs des papiers de Catherine se prononcent sans hésitation pour l’affirmative.