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raisonnement que par la force de votre éloquence et la beauté de votre style, de relâcher les prisonniers français qui sont dans mon empire... » Oui, elle les relâchera, mais pas avant les prisonniers turcs et polonais qu’ils ont endoctrinés ; oui, elle leur dira les magnanimes paroles que lui souffle D’Alembert : Allez, soyez libres et remerciez la philosophie, — mais seulement à la paix générale. Elle se moque, avec ses autres correspondans, de la naïveté du philosophe, comme pour les décourager de toute intercession de ce genre. Au moins dans la minute d’une lettre à Voltaire trouve-t-on un curieux passage, et je le citerai d’autant plus volontiers qu’il ne se rencontre dans aucune des éditions de cet écrivain : «J’ai reçu de M. D’Alembert une seconde et troisième lettre sur le même sujet; l’éloquence n’y est pas épargnée; il a pris à tâche de me persuader de relâcher ses compatriotes ; mais n’y a-t-il de l’humanité que pour nos compatriotes? Que ne plaide-t-il pour les prisonniers turcs et polonais, dupes et victimes des premiers? Ces gens-là sont plus malheureux que ceux-ci. Il est vrai que les vôtres ne sont pas à Paris, mais aussi pourquoi l’ont-ils quitté? Personne ne les y a obligés. J’ai envie de répondre que j’en ai besoin pour introduire les belles manières dans mes provinces. » Elle se ravisa d’ailleurs et effaça de sa lettre à Voltaire ce cruel passage. La démarche de D’Alembert contribua peut-être à arrêter les prisonniers sur le chemin de la Sibérie. Une des causes de la dureté de Catherine à l’égard du philosophe fut peut-être le peu d’empressement que mit celui-ci à continuer les relations commencées. Elle accueillit d’autant plus mal ses missives philanthropiques qu’elles venaient après un silence de six années. Elle ne comprit pas son excès de réserve et de délicatesse, et pensa qu’il faut mériter les faveurs par un peu plus d’assiduité. À ce point de vue, elle n’eut pas à se plaindre de Diderot.

Le gouvernement de Versailles ne se lassait pas de fournir à la tsarine les occasions d’exercer un patronage, insultant pour lui, sur ses sujets. Le parti des dévots avait trouvé moyen d’écarter Diderot de l’Académie. Voltaire eut beau écrire à tous ses amis pour leur recommander le philosophe; vainement il essayait de piquer au jeu Mme de Pompadour, vainement il donnait à Diderot sa singulière recette pour amadouer les dévots et surtout les dévotes (lettre à Mme d’Épinay). Louis XV avait déclaré qu’il ne sanctionnerait pas l’élection. « Il a trop d’ennemis, » disait le monarque timoré. Catherine II trouva piquant de se montrer plus brave que l’héritier d’Henri IV. C’est alors qu’elle acheta la bibliothèque de Diderot au prix de 15,000 livres et à la condition qu’il continuerait à en jouir, et que, comme bibliothécaire de l’impératrice, il recevrait