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un traitement annuel de 1,000 livres. Cette libéralité eut dans le monde philosophique un prodigieux retentissement. De Ferney, de Paris, de toutes parts, arrivèrent à Catherine des lettres de félicitation. Elle y répondait avec une modestie fort bien jouée et s’étonnait d’être louée pour une chose si naturelle. Sa réponse à D’Alembert est un chef-d’œuvre : « Je ne prévoyais pas que cela pût m’attirer tant de complimens. Je suis bien aise, monsieur, de vous avoir fait plaisir par là. Il aurait été cruel de séparer un savant d’avec ses livres ; j’ai souvent été dans le cas d’appréhender qu’on ne m’ôtât les miens. » Comment n’être pas touché de ce retour mélancolique qu’elle faisait sur son passé, sur le temps où l’impératrice Elisabeth surveillait ses lectures comme ses démarches? comment les gens de lettres n’eussent-ils pas reconnu en Catherine II un confrère? Elle aussi avait souffert, elle aussi avait été persécutée par le pouvoir; pour un peu, elle eût fait croire qu’elle avait écrit dans une mansarde. Diderot, avec son âme ardente et enthousiaste, se donna tout entier à sa bienfaitrice. Il fut son homme-lige, comme Grimm, mais bien plus utile que Grimm, car il avait un génie plus haut, un caractère indépendant, et l’excès même de son adoration ne laissait soupçonner en lui aucune servilité. Ce n’est point par calcul ou par instinct de domesticité, comme le baron Melchior, qu’il se dévoue à Catherine, c’est par un pur élan de ferveur et de reconnaissance. Ce n’est pas tant du bienfait qu’il est touché que de cette manifestation éclatante du libéralisme impérial : il voit la philosophie assise sur le trône, et c’est l’Encyclopédie elle-même qui semble triompher dans les pompes du Palais-d’Hiver, Diderot était jeune encore; alors âgé de quarante-deux ans, il n’avait encore publié que l’Essai sur le mérite et la vertu, les Pensées philosophiques, condamnées au feu par le parlement, la Lettre sur les Aveugles, qui le fît mettre à la Bastille, les premiers volumes de l’Encyclopédie, qui lui attirèrent les arrêts du conseil. La protection de la tsarine l’arrache à ses persécuteurs, lui assure l’aisance, le repos de l’esprit. C’est sous ses auspices en quelque sorte qu’il publie ses autres écrits; Catherine pouvait se féliciter d’être venue en aide à un homme de génie qui payait sa dette non-seulement avec de l’encens, mais avec des chefs-d’œuvre. Elle l’avait secouru précisément dans la période la plus active de sa maturité; elle pouvait se dire que le XVIIIe siècle peut-être lui devait Diderot. Quant à la vénération passionnée de celui-ci pour Catherine, on ne peut s’en faire une idée que par ses lettres intimes à Falconet. C’est lui qui donna à la tsarine le célèbre sculpteur, comme il voulait lui donner Rulhière et La Rivière, comme il voulait se donner plus complètement lui-même et suivre en Russie tous ceux dont il dépouillait