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roi? Était-il homme à oublier sa qualité de Français par adoration pour l’impératrice? A quel terrible conflit de devoirs se trouvait-il en proie, et quelle singulière idée que de vouloir lui faire jouer un rôle politique! Diderot, ce distrait, qui se conduit au Palais-d’Hiver comme dans sa mansarde, ce rêveur qui, suivant le mot de Catherine, a parfois cent ans et parfois n’en a pas dix, est pourtant celui-ci dont s’inquiètent la Prusse, l’Angleterre, l’Autriche et dont on s’entretient au foreign-office, à Potsdam et à Schœnbrunn. Diderot diplomate ! Voilà assurément une page qui manquait à son histoire. Mais quel diplomate pouvait-il bien être? Il est certain que l’impératrice l’avait jugé et qu’elle se défiait de ses distractions de penseur et de ses puérilités de grand enfant. Elle ne lui disait de ses affaires que ce qu’elle désirait qui fût répété, et voici ce que nous apprend M. Durand : « Les conférences entre Catherine et Diderot se succèdent sans cesse et se prolongent de jour en jour. Il m’a dit, et j’ai des raisons de croire qu’il n’est point faux, qu’il a peint le danger de l’alliance de la Russie avec le roi de Prusse et l’utilité de la nôtre. L’impératrice, loin de blâmer cette liberté, l’a encouragé par ses gestes et par ses propos. — Vous n’aimez pas ce prince? disait-elle à Diderot. — Non, répliqua celui-ci, c’est un grand homme, mais un mauvais roi et un faux-monnayeur. — J’ai eu, dit-elle en riant, ma part de sa monnaie. » Catherine n’avait plus alors à faire mystère de son aversion pour Frédéric; c’est vers cette époque que l’on peut signaler dans sa politique une tendance très marquée à se rapprocher de la France. Diderot n’a pu que transmettre de Tsarskoe-Sélo à Versailles quelques paroles d’amitié et d’encouragement.

Catherine II comptait parmi ses amis Diderot, D’Alembert, Voltaire, trois des plus grands noms du siècle; mais pour avoir son brelan de philosophes comme Voltaire avait son « brelan de rois, » il lui manqua Rousseau. Faut-il s’en étonner? Rousseau appartient à une tout autre génération que les correspondans de Catherine. Diderot, bibliothécaire de la tsarine; D’Alembert, membre de l’Académie française et pensionnaire du roi ; Voltaire, gentilhomme ordinaire de la chambre, ancien chambellan de Frédéric, n’étaient pas des révolutionnaires. Ils ne s’en prenaient qu’aux abus, au fanatisme, à l’intolérance. Ils n’entendaient point se passer du concours des princes, et s’appuyaient volontiers sur les trônes contre l’église. Provisoirement ils s’accommodaient de ce qu’on appelait alors « le despotisme éclairé; » ils n’auraient peut-être rien désiré de la révolution française après les réformes de 1789. Avec Jean-Jacques apparaît le deuxième ban de l’armée philosophique, les démocrates. Son Contrat social, d’où devait sortir le mouvement de