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domestiques. Leurs maîtres sont cependant obligés de ménager leur amour-propre pour se tenir à l’abri d’une vengeance qui ne se ferait pas attendre. Ce sont ces fureurs vengeresses qui donnent lieu le plus souvent aux scènes de carnage connues sous le nom de hammoc. Quand un Malais a quelque insulte à venger contre un ennemi hors de sa portée, il se grise d’opium, se surexcite jusqu’à perdre la raison, puis, ivre de rage, se met à courir les rues le kriss à la main, tuant ou blessant tout ce qu’il rencontre jusqu’à ce qu’il se soit fait justice ou se soit fait massacrer par la population effarée. Un Hollandais, témoin dans une ville de l’intérieur d’une de ces violences, disait devant moi que rien n’en peut rendre le tumulte : chacun, s’armant comme il peut, se met à la poursuite du furieux sans le connaître, et frappe au hasard au milieu des cris le premier individu armé qui court devant ou derrière lui; on s’entre-déchire ainsi comme dans une curée humaine, où la foule se rue avec un acharnement sauvage, comme si cette fête sanguinaire lui rendait pour un instant l’âpre volupté de la barbarie primitive. C’est la jalousie qui le plus souvent donne lieu à ces carnages; chez les hommes elle est violente, chez les femmes elle est perfide. La plupart des soldats hollandais vivent avec des Malaises qu’ils sont forcés d’abandonner quand ils sont rappelés en Europe : elles leur font promettre de revenir au bout de quelque temps; mais, après quelques mois de séjour en Europe, les malheureux meurent souvent d’un mal incompréhensible; on dit que, pour les punir d’un parjure probable, les femmes leur font avaler un poison à long terme, dont elles leur administrent le contre-poison à leur retour, quand ils se sont montrés fidèles à leur promesse. Il ne faut sans doute enregistrer que sous bénéfice d’inventaire ces récits dramatiques, mais ils ne surprennent qu’à demi quand on a rencontré certains coups d’œil pleins de menaces et de haine. Les Malais m’ont l’air de sauvages enchaînés qui ont conscience de leur déchéance, et, tout en l’acceptant avec le fatalisme musulman, seraient tout prêts, à un jour donné, pour je ne sais quelles revanches féroces.

La première habitude que le voyageur doit prendre, en arrivant à Java, c’est de faire la sieste de midi à quatre heures, sinon il court grand risque d’errer comme un prince des contes de fées dans le palais de la Belle au bois dormant; s’il se présente à une porte, le maître dort et ne peut recevoir; s’il appelle un domestique, le Malais dort et ne répond pas. La vie s’arrête, et le soleil au zénith n’aperçoit que des êtres de toutes couleurs, soigneusement enfermés sous la moustiquaire, étendus dans les tenues les plus légères sur les dures surfaces qui représentent les lits. Vers quatre heures,