Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/340

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’eau tiède, bouviers menant boire les troupeaux de buffles, mariniers à leurs barques. Aussi loin que la vue peut remonter ces horizons limpides, le fleuve s’étend en déroulant sa ceinture de palmiers ; tout le long de ses bords une végétation intense, toujours nouvelle, toujours superbe, grandit dans ce printemps qui ne repose jamais ; par delà les tapis de verdure de Gizeh, les sables des crêtes libyques, insoutenables au regard, doublent la clarté comme un miroir d’or et la renvoient au ciel blanc. La lumière, la chaleur, la vie, ces joies premières de la création, vous baignent et vous enivrent ; le vertige des sèves en travail vous monte au cerveau. Cette terre divine est aussi forte, aussi gracieuse que si elle était née d’hier, aussi jeune qu’aux jours premiers dont on vient de lire l’histoire dans ses archives lointaines, qui nous la montrent toujours identique à elle-même.

Ce contraste éloquent force la méditation des âmes les plus rebelles : la pente de la rêverie, sur ce balcon du musée de Boulaq, ramène toujours l’esprit au thème éternel de toute philosophie : la caducité des choses humaines opposée à l’impérissable jeunesse de la nature, l’effroyable peu que nous sommes, nous, notre histoire, notre courte antiquité, en face de cette création antérieure à tout, survivant à tout, ne défaillant jamais.

Il est pourtant un lieu qui possède encore mieux que Boulaq le don de troubler l’imagination : c’est Saqqarah. Quand on a quitté la rive du Nil au petit village fellah de Bedrechin, à deux heures en amont du Caire, et traversé les belles forêts de dattiers où fut Memphis, on arrive au pied du plateau légèrement incliné où commence le désert lybique ; la luxuriante végétation de la plaine s’évanouit suivant une ligne nette, brusque, comme tranchée par la faux : les sables commencent. On gravit durant un quart d’heure, on tourne entre quelques monticules d’aspect étrange ; la joyeuse et verte vallée d’Égypte s’est dérobée aux yeux : plus rien à perte de vue que le désert, le sable, le silence, la mort. C’est l’immense nécropole de l’ancien empire. Comme les cimetières turcs du Bosphore sont placés au bord de la mer, qui emporte chaque année les tombes les plus aventurées, les sépulcres des premiers Égyptiens sont réunis à la naissance du grand désert d’Afrique, ensevelis sous les vagues de sable que roule sans cesse le khamsin ; c’est des deux parts le naufrage du néant dans l’infini. Sur une vaste étendue, des dunes tourmentées révèlent les hypogées qu’elles recouvrent : çà et là des pyramides, tombeaux d’où dominent encore les maîtres du peuple mort, rompent seules l’uniforme horizon et décroissent dans les lointains sur deux lignes irrégulières, l’une au nord, vers Gizeh, l’autre au sud vers Meydoun. Il y en a d’écroulées