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pour s’en rendre compte, jeter un coup d’œil en arrière, vers l’époque où s’ouvrait le XVIIIe siècle, alors que l’empire des tsars moscovites, bien plus asiatique qu’européen, ne touchait qu’aux rivages glacés des mers polaires. C’est à ce moment qu’apparaît la grande figure du tsar Pierre Ier. Il fait de la Russie un état européen en fondant Saint-Pétersbourg, où il transporte la capitale de son empire, et quelques années plus tard il fonde à Kronstadt le berceau de la marine russe. Le siècle n’était pas encore écoulé que la Russie prenait pied sur les rives de la Mer-Noire par la conquête de la Crimée. Mais à quoi bon une marine, à quoi bon une flotte, si cette marine reste enfermée dans les deux mers où elle a pris naissance, où elle a grandi, si cette flotte est immobilisée, si les détroits lui sont fermés? La Russie veut donc la clé des détroits, elle les veut aujourd’hui, elle les voudra toujours. Dans la Baltique, la possession lui en était assurée depuis longues années; qui donc aurait pu les lui disputer il y a dix ans seulement? En serait-il de même aujourd’hui ?

Dans la Mer-Noire, lorsqu’éclata la guerre de 1854, les clés des détroits étaient entre des mains débiles. On connaît les résultats de cette guerre, on sait quelles conditions le traité de Paris avait imposées au vaincu. C’était, avec la neutralisation de la Mer-Noire, l’interdiction de relever les ruines que la guerre avait faites et de reconstruire la flotte qu’il avait détruite de ses propres mains à Sébastopol. La condition était dure, et la Russie la supportait impatiemment, n’attendant que l’occasion de ressaisir sa liberté d’action. L’occasion est venue, elle est venue plus tôt qu’on ne l’attendait peut-être, et la Russie en a profité pour déchirer la page du traité qui la liait, de même que l’Italie en a profité pour faire sa capitale du siège de la papauté. Et le monde a appris une fois de plus ce que durent les traités que la force impose, dès que ces traités n’ont plus la sanction de la force.

La Russie veut donc être forte sur les deux mers riveraines, et voilà bientôt deux siècles qu’elle poursuit l’exécution de ce plan invariable, qu’elle la poursuit à travers toutes les péripéties de son histoire. Forte sur la Baltique, elle y maintiendra la liberté des détroits, et sa frontière sera bien gardée. Forte sur la Mer-Noire, lorsque viendra le jour d’en affranchir les passages, elle n’aura qu’à étendre la main. Et ce jour-là, après les événemens qui ont bouleversé l’assiette politique de l’Europe, quel intérêt pourrait avoir la France, nous ne dirons pas à s’y opposer, mais à le trouver mauvais?

Le traité de 1856 avait laissé à la Russie sa liberté d’action sur La Baltique; c’est donc là qu’elle a tout d’abord porté ses efforts. Puis, aussitôt qu’elle s’est vue affranchie des effets de ce traité,