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— Note qu’il n’y a pas de ta faute, reprit-il. Les temps dégénèrent ; il y a dix ans, les femmes valaient mieux qu’aujourd’hui. Je cherche vainement, dans tout Paris, une héroïne de roman, et je n’en vois qu’une. Encore as-tu passé à côté d’elle sans la comprendre ! c’est Mme Chandor.

Loïc eût donné beaucoup pour que le gros des chasseurs les rejoignît. Cette conversation commençait à le gêner ; mais l’avance prise par leurs chevaux était considérable. M. du Halloy continua sur le même ton.

— Je te l’avoue, j’ai bien peur de m’enthousiasmer un peu plus qu’il ne faudrait pour elle. Quelle élégance, et quelle nature ! Lorsqu’elle me regarde avec ses yeux verts, je serais prêt à devenir son esclave ; puis, comme elle sait, d’un mot toujours net et clair, préciser sa pensée ! Dire qu’il y a un être au monde qui est le mari de cette sirène, et qu’il peut vivre loin d’elle !

On croirait souvent que le hasard se fait complice des passions mauvaises. Depuis que Mme Chandor préoccupait l’esprit de Loïc, il n’avait pas cessé un instant d’entendre parler d’elle. On apercevait au loin le château au milieu des arbres. Le marquis songea, non sans plaisir, qu’il allait pouvoir quitter son oncle ; mais il lui restait une dernière phrase à subir :

— Autrefois je ne t’aurais pas dit tout cela, mon neveu, acheva le général en riant : à présent tu n’es plus en danger, et je puis me déclarer ton rival !

Il le fit comme il le disait. M. du Halloy eut soin au déjeuner de se placer à côté de Norine, et il essaya de la taquiner sur son tête-à-tête avec M. de Bramafam.

— Faites attention, ma nièce, dit-il à Roberte en riant ; je vous dénonce votre mari !

Il se mit à raconter avec esprit comment le marquis et Mme Chandor s’étaient égarés sous bois. Tout le monde s’amusa de son récit, Loïc lui-même, car il n’aurait jamais pu soupçonner la froide statue qui était sa femme de s’émouvoir de ce qui n’était en somme qu’un hasard. Roberte avait assez de puissance sur elle-même pour ne rien laisser découvrir de ses sentimens ; mais elle se sentit mordue au cœur par une sourde jalousie. Explique qui pourra ces éternelles contradictions du cœur féminin : elle souffrit à la pensée qu’une autre avait pu tenir son mari captif pendant une heure. Deux ou trois fois, pendant que le général parlait, elle regarda sa tante. Mme Prémontré semblait ne pas entendre. Mme du Halloy l’accaparait en ce moment, pour lui expliquer comment Gœthe avait raconté sa propre histoire, à elle, en écrivant Werther, car la brave dame n’eût pas détesté le rôle des Charlottes un peu mûres.