Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/470

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

stupéfaits. — Reb Mauschel a donc mal aux yeux, demande Salomon Pintscher Dirau, le boucher, qu’il a mis aujourd’hui de si grosses lunettes ? — Reb Mauschel l’a entendu, et, comme précisément ses pieds rencontrent une flaque d’eau, il s’y mire et découvre l’odieuse plaisanterie. Il voit derrière lui toute l’école qui le suit en ricanant. Reb Mauschel prend Jossel au collet, et, après l’avoir rossé d’importance, l’expulse du collège.

La ville était alors habitée par le gouverneur du district, vrai Polonais détestant les juifs, « tous menteurs. » Ses fils, qui étudiaient au gymnase, étaient à la tête de toutes les manifestations dirigées contre les Hébreux, qu’on poursuivait à coups de pierres. Dès que l’un d’eux se permettait d’aller se plaindre au gouverneur, celui-ci, comme il en avait le droit, lui appliquait le supplice du banc. C’est là ce qu’à cette époque on appelait un régime patriarcal.

Le jour approchait où les Juifs polonais célèbrent la mémoire d’Esther par une cérémonie théâtrale où Haman joue nécessairement le personnage principal. C’est un rôle qui exige une certaine audace, car Haman, à qui l’imagination effarée des Polonais prête une stature de géant, doit paraître en scène sur des échasses, de telle sorte que sa taille surhumaine puisse dominer la foule. Quel autre que Jossel eût été capable de représenter Haman ? Il joue le rôle en effet et manœuvre ses échasses avec autant de grâce que s’il eût été sur ses pieds. Il s’est confectionné au moyen de plusieurs draps de lit un vêtement flottant qui dissimule complètement ses échasses. Il cache sa figure sous un masque agrémenté d’un nez long d’une demi-aune, et sa tête sous un chapeau formidable. Sa vue excite une insurmontable terreur chez son père, qui le poursuit de ses doléances ; mais, sans y donner la moindre attention, il tient son personnage jusqu’à la nuit, puis l’idée lui vient d’aller ainsi accoutré se promener dans les rues de Tarnow. Au milieu d’une obscurité rendue plus effrayante par la lueur de quelques chétifs réverbères, Jossel produit sur les rares piétons qu’il rencontre l’effet d’un spectre d’une dimension extraordinaire. Un soldat hongrois, posté en sentinelle, est pris de terreur au point de lui présenter les armes. Le veilleur de nuit pique une tête dans un égout, le sergent de police se sauve en poussant des cris. Tout à coup débouche dans la rue le tyran dont on a fait le gouverneur du district. — Halte là ! tonne le faux Haman.

L’homme devient livide ; ses dents claquent ; il tombe à genoux, pris d’un frisson mortel.

— Face contre terre ! commande le spectre.

Il obéit. Jossel détache ses échasses, s’en sert pour le battre à tour de bras, puis, d’une voix creuse et sépulcrale, il lui jette ces