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la mêlée. Sa bête, un vieux cheval de uhlan hors de service, s’était dès les premières décharges portée en hennissant au-devant du feu. Abe Nahum Wasserkrug, après avoir du haut de sa selle fait le plongeon comme un canard sauvage dans les roseaux et fermé les yeux le plus hermétiquement possible, avait pénétré en brandissant sa dépêche, ni plus ni moins que feu le Cid, jusqu’à la cour du château. Immédiatement les paysans avaient fait place et les Polonais suspendu le combat. L’envoyé du district en s’adressant aux deux partis était parvenu à faire accepter la paix. Les Polonais avaient rendu les armes, sur quoi les paysans s’étaient contentés de les faire prisonniers et de les conduire à Tarnow. La voix divine n’avait pas menti. Les enfans d’Israël avaient traversé la mer à pied sec.

De ce jour, Abe Nahum Wasserkrug devint dans la communauté non-seulement un grand personnage, mais aussi un homme opulent ; le gouvernement récompensa sa belle action. Le châtelain de Brzosteck, qui lui devait la vie et celle des siens, lui compta mille ducats. Abe Nahum s’acheta une vraie maison pour lui seul. Il offrit à son Jossel deux véritables chevaux et un chariot, et il ajouta héroïquement, lorsque Jossel l’embrassa tendrement pour l’en remercier : — Je t’accorde même la permission de t’en servir. — Et maintenant, si vous demandez quel est le plus fameux poltron à Tarnow, tous les Juifs vous répondront : — Nous ne saurions vous le dire ; mais à coup sûr ce n’est pas Abe Nahum Wasserkrug.


II.
LA LETAWITZA.

C’était un jour de chasse malheureuse : deux gelinottes et un gros vautour formaient tout le butin. — C’est la faute de cette damnée sorcière ! s’écria le garde-forêt lorsque, ayant ôté son chapeau, il eut, avec les manches bouffantes de sa chemise, épongé les larges gouttes de sueur qui mouillaient son front ; puis il me tendit une gourde d’eau-de-vie, jaune et rebondie comme un magot.

À l’aube, il est vrai, nous avions rencontré dès le début de notre expédition une petite vieille, toute ratatinée, qui cherchait des champignons dans les broussailles. À l’heure où nous étions, le soir tombait, et il ne nous restait qu’à retourner à la maison. Le soleil se couchait ardent et rouge derrière les énormes blocs de granit qui surplombaient comme de grandes tours croulantes aux flancs grisâtres et déchiquetés des Carpathes. Rien de plus à voir, si ce n’est un antique tronc rabougri qui, rampant entre les décombres