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change. Il a soin surtout de choisir des sujets nouveaux, et pour que leur nouveauté dure plus longtemps il les rajeunit sans cesse en y mêlant des détails étrangers qu’il tire des anciennes histoires. C’est ainsi que la légende de Virgile, une fois arrivée en France, s’est successivement augmentée de toutes sortes d’aventures empruntées à d’autres récits, qu’elle a attiré à elle toutes les fables qu’on racontait des enchanteurs en renom, et que toujours accrue et enrichie, grâce à l’imagination des trouvères français, elle a fini par prendre un développement sous lequel on a peine à reconnaître l’antique récit de Conrad de Querfurt.

Il était difficile que, parmi les incidens nouveaux si libéralement ajoutés par les trouvères, il ne se rencontrât pas quelque aventure d’amour. Le moyen âge ne comprenait guère de récit romanesque où la femme ne tînt une grande place. Il aimait surtout à montrer que les gens les plus sages et les plus graves ne sont pas toujours à l’abri de leurs séductions :

Nul ne se peut garder de leur langaige ;


mais s’ils ont le malheur de se laisser prendre, on les représente très volontiers punis de leur faiblesse par les disgrâces les plus plaisantes.

Par femme fut Adam déçu,
Et Virgile moqué en fut…
Il n’est rien que femme n’assotte.


Celle qui s’est chargée « d’assotter » Virgile est une grande dame de Rome, la propre fille de l’empereur. Il en est devenu fort amoureux, et, pour se moquer de lui, elle fait semblant de partager son amour. Elle lui donne même un rendez-vous, la nuit, dans son appartement ; mais, comme elle a peur qu’il ne soit aperçu s’il arrive par la porte, elle lui propose de l’introduire par la fenêtre en le faisant hisser dans une corbeille. Virgile accepte avec empressement:il se trouve la nuit au pied de la haute tour que la princesse habite ; il voit la corbeille préparée, la fenêtre ouverte qui l’attend, et son cœur bondit de joie lorsqu’il se sent élevé en l’air et qu’il s’aperçoit qu’il se rapproche de sa maîtresse ; mais à peine a-t-il fait la moitié du chemin que la fenêtre se ferme, la corbeille s’arrête, et notre amoureux, qui ne peut plus ni monter ni descendre, reste exposé tout un jour aux railleries des Romains, qui s’égaient fort de voir un si grave personnage dans une situation si ridicule. Nous n’avons jusqu’ici qu’une de ces histoires si communes au moyen âge, où l’on raille l’astuce des femmes; mais quand Virgile a été mis en liberté, il se souvient de ses talens de magicien, qu’il semblait avoir oubliés pendant qu’il était dans la corbeille, et il