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cette tête comme d’un fluide doré, le visage ovale, les traits fins, la bouche chaste et naïve d’un enfant. Mais ce qui frappait avant tout dans cette physionomie, ce qui absorbait l’attention et dévorait tout le reste, c’étaient deux grands yeux bleu foncé d’une fixité intense et d’un éclat phosphorescent d’où l’on voyait sortir, quand il s’animait, deux torrens de lumière. Que se passait-il donc dans cette tête? Shelley ne savait rien ou presque rien de la vie du monde. Il avait toujours porté sa pensée concentrée au dedans de lui-même. Frappé de l’étroitesse religieuse qui dominait alors dans son pays et y exerçait une véritable tyrannie intellectuelle, il avait affiché l’athéisme dans ses jeunes années, mais comme il l’avoua plus tard à Trelawney, ce n’était là qu’un masque pour écarter le vulgaire. Shelley était pénétré plus que personne du sentiment du divin. Il l’avait puisé tout d’abord dans les splendeurs de l’univers dont son imagination ardente se repaissait. Sous cette splendeur cependant il avait aperçu et ressenti en lui-même les souffrances incalculables de l’homme, et ce spectacle avait voilé pour lui comme d’un crêpe funèbre la fête brillante de la vie. Une consolation lui était venue cependant. En plongeant plus avant son regard, il avait entrevu au cœur des choses un principe de beauté et d’amour qui, développé par la conscience, lui semblait pouvoir et devoir transformer de fond en comble la nature humaine. Ainsi dans la nature et dans l’humanité, mais par delà leur apparence, il avait entrevu le divin, car il identifiait l’idée de Dieu avec le sentiment de la beauté et de l’amour conçus comme principes universels. Comme ce sentiment rayonnait en lui avec une force et un éclat extraordinaires, il s’était persuadé qu’il pouvait rayonner de même dans les autres. La pensée de Shelley devait traverser trois phases diverses : d’abord ce panthéisme naïf et spontané qui s’enivre de la nature, se mêle à la joie des élémens ; ensuite la tristesse causée par le spectacle de la vie humaine et de la réalité, qu’il savait regarder quand il voulait avec une froide perspicacité et peindre avec la sûreté du génie; enfin l’affirmation de sa foi et de son espérance dans un idéal radieux et transcendant. Nous retrouverons et nous suivrons ces trois phases dans son œuvre. À ce moment, les trois mondes se confondaient encore dans son esprit, leur mélange et leur lutte y créaient une tension perpétuelle. L’étonnant poème d’Alastor, sur lequel nous reviendrons, est une peinture de cet état particulier. Son rêve de beauté et d’amour n’était encore qu’à sa première éclosion, mais déjà il était inscrit sur son front, déjà il illuminait ses yeux et prêtait à son langage un accent plus pur, à ses pensées une teinte chaude, une nuance mystique. C’est du fond de ce rêve qu’il contemplait le monde sans