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se touchent, se mêlent, se transfigurent, nourris de la substance l’un de l’autre, brûlant toujours et jamais consumés; nous serons une espérance en deux volontés, une volonté en deux âmes, une vie, une mort, un ciel, un enfer, une immortalité et un anéantissement! »

Qu’advint-il d’Emilia? La fin de cette histoire est aussi courte et aussi triste que son début. Cédant aux obsessions de son père, cette jeune et belle créature épousa un homme âgé dont elle se sépara peu après son mariage. Quelques années après la mort de Shelley, elle mourut de consomption. C’est tout ce que nous savons d’elle. Sa vie s’est éteinte sous une destinée sans miséricorde comme un flambeau dans une nuit sombre, mais son âme rayonnante a souri un instant sous le regard d’un poète et revit pour nous dans les pages frémissantes de tendresse, brûlantes de flamme éthérée d’Epipsychidion.

En dehors de l’amour conçu comme principe d’une vie supérieure, il n’y avait pour Shelley qu’un seul attrait, la poursuite des vérités transcendantes. Ces deux passions se confondaient même en lui, car il apportait dans l’une toute l’élévation de son intelligence, dans l’autre toutes les ardeurs d’une âme inassouvie. Platon, qui est le créateur d’une nouvelle idée de l’amour et, si j’ose dire, d’un mode supérieur de la vie morale et passionnelle, Platon, qui a si puissamment influé sur le monde moderne, n’a pas eu de disciple plus complet que le poète anglais. D’autres le furent en théorie, celui-ci l’a été par le fond de son cœur, par la flamme de sa vie. Ce qu’il cherchait à travers l’amour, c’était la perfection, la beauté, le divin. Privé de cet aliment, il se rejeta dans le rêve métaphysique avec une exaltation redoublée. Dès son adolescence, une sorte de fatalité l’entraînait vers le problème insoluble de la destinée et le sombre mystère de la mort qui lui paraissait contenir tous les autres : «Tout ce que nous connaissons, disait-il, passe comme un mystère non réel. Qui est-ce qui nous a raconté une histoire de la mort inexorable ? Qui est-ce qui a soulevé le voile de ce qui doit venir? Qui est-ce qui a peint les ombres qui sont près de la caverne aux vastes circonvolutions de la mort peuplée? Qui est-ce qui a uni les espérances de ce qui doit être avec les craintes et l’amour de ce que nous voyons? » Il était de ceux qu’attire fatalement cette issue redoutable qu’Homère nomme en souriant la porte d’ébène d’où sortent à la fois les songes, le sommeil et la mort. Le terme de la carrière humaine est-il la cessation de toute conscience, ou bien l’essence plus pure de l’homme doit-elle trouver par-delà la vie un développement supérieur? Est-ce l’éternel repos ou la science parfaite qui nous attend dans le ténébreux