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dignes de celui auquel on voulait rendre les derniers honneurs. Deux grands bûchers furent élevés à distance sur la vaste plage de Viareggio. Byron, Trelawney et Leagh Hunt assistèrent seuls à la crémation. Le cadre grandiose, la solitude solennelle de ce paysage maritime, étaient de tous points dignes du grand poète et l’eussent réjoui s’il avait pu rouvrir ses yeux fermés pour toujours. D’un côté l’horizon sans bornes de la mer qui expire ici avec un doux murmure sur les sables de la grève; de l’autre, dans le lointain, la ceinture violette de l’Apennin dont la chaîne dentelée forme un amphithéâtre imposant sur un circuit de quarante lieues. La scène étrange qui se déroula en ce jour devant cette nature magnifique et impassible eut quelque chose de lugubre et de sublime. Du bûcher funèbre s’élevait une flamme roussâtre, active, dévorante. De fréquentes libations de vin et d’huile entretenaient ses flammèches vivaces tordues par le vent. Déjà le corps de Shelley était entièrement consumé quand Trelawney, regardant dans la fournaise, vit le cœur encore intact dans le feu. Pris d’une idée étrange, il plongea sa main dans le brasier incandescent et en arracha ce cœur qui avait battu d’un sang si généreux sous tant de grandes pensées et que la flamme avait épargné.

Ainsi périt à trente ans l’un des plus grands poètes de l’Angleterre et des temps modernes. Le cœur et les cendres de Shelley furent inhumés au cimetière protestant de Rome, situé hors la ville. Sur ce champ de repos plane déjà le calme profond et l’étrange sérénité de la campagne romaine. Dans sa partie supérieure, non loin de la pyramide de Caïus Sextius et du tombeau de Keats, on trouve un tertre recouvert d’une simple table de marbre blanc. On y lit le nom de Shelley avec cette inscription : Cor cordum, et plus bas ces vers inscrits par Trelawney et pris dans la Tempête de Shakspeare :

Nothing of him that doth fade
But doth suffer a sea change
Into something rich and strange.

Les dépouilles de ce noble esprit reposent dans ce coin modeste, sous l’azur profond du ciel de Rome, non loin de cette « cité de l’âme » digne d’offrir le repos suprême aux grands pèlerins de la pensée.


EDOUARD SCHURE.