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foula aux pieds, comme il foule le serpent de bronze du monument, toutes les résistances et ne s’arrêta qu’au bord de l’abîme, c’est-à-dire de l’impossible; mais le Pierre le Grand de Martelli, du trot paisible dont l’emmène sa monture, ne risque guère de dépasser le but.

Après la décision de Catherine II, Betski dut se mettre en quête d’un nouveau sculpteur. L’Italie avait échoué, il fallut s’adresser à la France. L’ambassadeur de Russie auprès de la cour de Versailles était alors le prince Dmitri Galitsine, celui-là même que Voltaire appelait « l’espion du mérite et de l’infortune. » Il habitait Paris depuis douze années : célibataire, joyeux compagnon, homme d’esprit, il était devenu pour les littérateurs et les artistes un ami et presqu’un camarade ; en leur société, il forma son goût et devint un amateur distingué. C’est de lui que Diderot écrivait à Falconet : « Le prince, notre ami commun, fait des progrès incroyables dans la connaissance des beaux-arts ; vous seriez étonné de la manière dont il voit, sent et juge. » Diderot avait déjà mis le sculpteur en relations avec le représentant de la tsarine. Quand les négociations commencèrent, on retrouva dans Falconet l’homme singulier dont les scrupules avaient embarrassé M. de Marigny. Laissons l’ambassadeur rendre compte à Panine de ce nouveau trait de désintéressement : « Votre excellence a pu voir, par les mémoires des autres sculpteurs que j’avais mis en concurrence pour l’ouvrage en question, que le moindre allait à 450,000 livres de gratifications. J’ai cru pouvoir être autorisé par là à lui en proposer 300,000, mais M. Falconet, de lui-même, trouva la récompense trop forte et, malgré ce que j’ai pu faire, je n’ai su parvenir à l’obliger à consentir à stipuler davantage que pour 200,000 livres. Tous les autres salaires et les frais de voyage sont de même beaucoup moindres que ce que les autres artistes m’avaient demandé. Il me serait inutile de vous recommander et de vous supplier en grâce, monseigneur, d’avoir égard à un tel procédé. » Un traité en règle, signé de Galitsine et de Falconet, fixait les conditions auxquelles celui-ci consentait à se rendre en Russie. Il était accompagné de trois ouvriers, savoir deux sculpteurs et un mouleur, dont l’un recevrait 6,000, l’autre 5,000, le troisième 4,000 livres de traitement annuel. Lui-même toucherait 25,000 livres par an jusqu’à concurrence des 200,000 dont il entendait se contenter; si les travaux duraient moins de huit ans, on lui compterait néanmoins la totalité de la somme; « s’il arrivait que, par maladie ou par quelques autres accidens, le temps et les travaux se trouvassent prolongés au-delà de huit ans, il s’en rapportait de tout à l’équité et à la bienfaisance de sa majesté impériale. » Il serait fourni à Falconet, aux frais de la tsarine, des ateliers et chantiers suffisans, et tous les secours nécessaires pour l’étude du cheval