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n’avait encore reçu ni la visite de Diderot, ni celle de Grimm ; elle ne connaissait ni Ségur, ni le prince de Ligne; Falconet est le premier de cette société spirituelle qu’elle ait pu voir et entretenir chez elle. Il arrivait avec tout le prestige de la nouveauté, comme une sorte d’ambassadeur de la république des lettres à la grande tsarine du Nord; il apportait avec lui comme l’air et les effluves de la capitale française, il était à Saint-Pétersbourg quelque chose de Paris. Elle se promettait avec lui ces longues causeries, ce libre échange d’idées philosophiques, ces joutes d’esprit dont elle se trouvait sevrée au Palais-d’Hiver. On comprend l’espèce d’engouement qui s’empara alors de Catherine II; fille d’un petit prince allemand devenu un général prussien, élevée dans les petites cours d’Allemagne ou les ennuyeuses garnisons de la Poméranie, plus tard captive et recluse à la cour d’Elisabeth, traitée comme une pensionnaire que surveillaient les Schouvalof, elle croyait n’avoir pas encore vécu. Catherine était comme une provinciale de génie qui n’avait jamais vu Paris, et qui avait enfin à sa disposition un Parisien pur sang, un artiste, un grand artiste. « M. Diderot, écrivait-elle à Mme Geoffrin dans la joie de son cœur, m’a fait faire l’acquisition d’un homme qui, je crois, n’a pas son pareil : c’est Falconet. » Falconet est alors si bien en cour qu’il a lui-même des courtisans; on se dispute l’honneur de lui rendre de petits services; le célèbre général Melissino, excellent écuyer, se fait plaisir de poser pour le cavalier et de faire cabrer devant Falconet les plus beaux chevaux des écuries impériales. Il est vrai qu’en revanche il lui demande de remettre à l’impératrice une note sur certaine affaire où il s’est distingué; mais quel courtisan est absolument désintéressé? Il y a dans l’histoire des relations de Catherine et de Falconet une première période qui en est la lune de miel. Elle lui adresse des lettres fréquentes, détaillées, familières, sur les premiers sujets qui se présentent. Entre eux, tout est commun; ils se communiquent les lettres qu’ils reçoivent, l’une de Voltaire, l’autre de Diderot; ils se prêtent les livres qui leur arrivent d’Occident, les articles de l’Encyclopédie, le Dictionnaire philosophique, les Questions de Zapata, la Lettre sur les aveugles. « Si vous répondez, écrit l’impératrice, ne vous gênez pas, n’employez aucune formalité; n’allongez point les lignes par des épithètes dont je ne me soucie pas. » Surtout elle suppliait Falconet de vouloir bien la « distinguer du nombre de ses confrères qui la plupart sont, dit-on, peu propres à devenir les confidens des gens de mérite. »

C’est vers cette époque que Diderot et Falconet engagent la fameuse Dispute sur la postérité, celui-ci affectant de faire bon marché du jugement de l’avenir et de ne se soucier que de celui des contemporains, celui-là s’efforçant de montrer tout ce qu’il