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ateliers, démolir le mur de sa petite cour. A chaque fois, il recourait à l’impératrice pour obtenir qu’on le laissât tranquille; un jour même elle se rendit sur la place pour examiner des travaux, visita Falconet dans son atelier, le prit par le bras devant tout le monde, et le pria de fixer la limite que les maçons de Betski ne pourraient dépasser. Peine inutile ! En 1771, la rupture, précipitée d’ailleurs par des chicanes d’argent auxquelles s’abaissa le général, était complète. « M. Betski, écrivait Falconet, a conçu qu’il fallait me mettre au point de perdre la tramontane, et par là me forcer à demander mon congé; qu’il connaît bien son monde! Il aurait pu faire conduire son bâtiment de manière à ne rien déranger de ce qui regarde la statue; mais ce n’est plus son objet, le voici; Falconet, qui m’est importun, Falconet, qui n’est point ma créature, Falconet, qui ne veut point de mes almanachs, qui ne s’abaisse jamais à me rien demander, — car, quoique j’accorde peu et que j’emploie rarement mon crédit pour les honnêtes gens et de vrai mérite, je veux qu’on ne se lasse pas de me demander, — en un mot, Falconet aura peur, voudra partir; je dirai que, son modèle étant fait, on peut se passer de lui, je ferai continuer l’ouvrage par un autre, je ferai publier alors que j’y ai fait faire des changemens, des améliorations, et j’enlèverai encore à celui-là, comme à tant d’autres, la gloire que je veux si fortement. »

Falconet ne se trompait guère dans les calculs qu’il prêtait à son ennemi; mais tout ce bruit mettait l’impératrice dans un terrible embarras. Sans doute elle se sentait obligée en conscience de soutenir contre de mesquines tracasseries le grand artiste qu’elle avait fait venir de Paris. Pouvait-elle cependant se prononcer absolument contre Betski, le plus ancien, le plus intime de ses confidens, un conjuré de 1762? Pouvait-elle rompre avec ce serviteur discret et nécessaire, qui savait parler et qui savait se taire, qui sans bruit s’ingéniait à prévenir ses désirs, dont la présence dans son cabinet ou dans sa chambre à coucher n’était pas une gêne, au visage souriant duquel elle était accoutumée comme aux meubles familiers de son appartement? Pouvait-elle sacrifier cet utile bonhomme, ce « vieux barbon « à l’air digne et respectable, vrai père noble de sa comédie aulique, qui lui prêtait sa maison pour les soupers joyeux, lui faisait la lecture comme une gouvernante anglaise, disposait de sa bourse comme un grand aumônier, était la main gauche qui savait exactement le bien que faisait la main droite? Le sacrifier, et à qui? A un homme dévoué, mais intraitable et turbulent, — à un étranger, qui avait une autre patrie et d’autres maîtres, à un philosophe, dont les idées devaient toujours être suspectes à un souverain absolu, — à un Français qui, malgré la faveur de Mme de Pompadour et ses protestations monarchiques, cachait mal ses instincts