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années pour venir saluer la Kaaba et s’en retourner. A mon premier passage, le Tigre ramenait quelques centaines de ces malheureux, qui venaient de faire dans le désert plusieurs semaines de caravane pour adorer la pierre sacrée. Aden est pour eux un lieu de repos, et les plus riches peuvent y trouver ces distractions profanes, inséparables de tout pèlerinage, qui leur donnent comme un avant-goût des félicités du paradis qu’ils vont acheter par tant de fatigues. C’est là qu’on peut voir encore, comme au temps de Salomon, la scène si énergiquement décrite au livre des Proverbes : « et ecce occurit illi mulier, ornatu meretricio præparata ad capiendas animas, garrula et vaga... nunc foris, nunc in plaieis, nunc juxta angulos insidians, — apprehensumque deosculatur juvenem, et procaci vultu blanditur. » Il n’y a pas aujourd’hui un mot à retrancher de ce tableau réaliste. C’est bien à l’angle de cette rue que le sage dut la voir, l’Éthiopienne au vêtement serré, l’Abyssinienne au visage peint, aux yeux langoureux, sa cassolette d’argent suspendue au cou, l’Arabe au regard sauvage, la femme somal au corsage flottant, chargée de bracelets, impatiente du repos, babillarde, provocante. — « Mais, écoute, mon fils, sois attentif à mes paroles, ne te laisse pas entraîner dans son sentier décevant, » si tu veux conserver la vigueur de ton âme, si tu ne veux pas surtout, au spectacle trop proche et trop brutal de la réalité, voir s’envoler l’image des temps révolus qui vient de t’apparaître sous son voile poétique. Souviens-toi des paroles de cet autre sage : « Glissez, mortels, n’appuyez pas. »

Quoi qu’il en coûte de retomber de ces réminiscences bibliques dans la prose moderne, on ne peut refuser une visite à l’un des plus curieux travaux d’art que l’homme ait jamais tentés pour asservir à ses besoins les puissances de la nature. Aden, je l’ai dit, est en proie à une sécheresse chronique permanente; il ne faut pas songer à y creuser des puits, c’est un banc de sable. Les Anglais, après les Romains, dit-on, ont imaginé de faire de la ceinture même de collines basaltiques qui entourent la ville, la cuvette d’un colossal entonnoir qui recueillerait sans en perdre une goutte toutes les pluies et les emmagasinerait dans d’immenses réservoirs. De petites vallées se commandant entre elles, maçonnées par places, pour éviter toute perte, canalisées comme les caves d’une fabrique de Champagne, aboutissent à une gorge centrale d’où les eaux se précipitent le long des pentes abruptes dans un premier réservoir en ciment de Portland, puis de là, par un système de vannes, dans un autre construit au-dessous, puis dans un troisième, la paroi de roc ayant toujours été utilisée partout où on l’a pu pour l’établissement de ces vastes citernes. Elles peuvent contenir 20 millions de litres d’eau, et les garder sans perte pendant plusieurs années, mais on ne les a jamais vues pleines. Au pied des citernes, on a