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caisse avec des soldats hongrois du régiment Mariassy. Rien ne s’opposait à ce que j’en fisse mon tambour. C’est sous ses auspices que je fus admis dans la taverne juive, dont je devins plus tard l’hôte aimé, alors que son tambour et mon sabre étaient devenus la proie du temps et de la poussière, et que, tandis qu’il menait les charrettes de son père, je me creusai la tête à traduire Homère et Cicéron.

Que de fois, assis presque à ras du sol sur un petit banc établi près du grand poêle vert, je regardai Goldfarb vaquer à son commerce, les paysans absorber mélancoliquement leur eau-de-vie, Kezia Goldfarb, son éternel sourire sur les lèvres, piétiner dans la taverne, maniant prestement la craie de 9^s doigts potelés, le petit Benjamin tout ébouriffé jouer par terre avec Esterka aux prunelles de braise ! Et pendant ce temps je chassai les mouches, qui témoignaient pour Moïse Goldfarb une sympathie inquiétante, et dont les essaims tourbillonnaient dans l’air comme les canards sauvages sur l’étang de Bielka.

J’ignore pourquoi l’aspect du grand Moïse Goldfarb, avec sa chevelure abondamment bouclée et sa longue barbe, me rappelait les patriarches de l’ancienne alliance, tandis qu’il ne me fût jamais venu à l’idée de comparer notre curé ou le pasteur du village aux disciples de Jésus-Christ, bien que cependant leurs images, surtout celle du doux saint Jean, hantassent volontiers mon imagination. Ce qui me plaisait particulièrement, c’est que Moïse Goldfarb, qui avait pris son parti de ma présence dans sa maison comme d’un mal nécessaire, ne me parlait jamais religion, à l’encontre du pasteur, qui profitait de mes visites à ses enfans pour m’attirer à lui en me prenant par la main, avec un sourire pâteux qui me tournait sur le cœur comme un morceau de lard rance, ne tarissait pas sur la supériorité de son église, sur l’idolâtrie qui caractérisait le culte romain, et me prêchait l’humilité évangélique. Les Juifs ont, sur toutes les nations qui professent d’autres religions qu’eux, l’avantage de ne jamais chercher à faire de prosélytes.

Moïse Goldfarb, unique spécimen du peuple de Dieu dans la contrée, était tenu d’observer la loi mosaïque au milieu des infidèles beaucoup plus scrupuleusement que ses coreligionnaires. Quand il se produisait quelque incident épineux pour sa conscience, il trouvait toujours moyen de tourner l’obstacle sans violer les ordonnances bibliques, et savait au contraire l’utiliser à son profit. Ainsi la loi lui ordonnait des ablutions quotidiennes ; mais les affaires ne lui en laissaient pas le temps, car Moïse était à la fois un homme pratique et bien élevé, et incapable de faire attendre qui que ce soit, fût-ce un valet d’écurie qui entrait pieds nus, et dont la consommation