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Ce défaut de bonnes traductions en vers tient-il à un singulier dédain des littératures étrangères, que nous avons tous puisé plus ou moins dans notre éducation universitaire, trop classique et trop exclusive ? ou plutôt est-il dû surtout à l’insuffisance de notre langue poétique et de notre versification ? Beaucoup d’esprits cultivés regardent encore le vieux dicton : traduttore, traditore, comme un axiome indiscutable. Ils estiment que les traductions. Comme les photographies, ne donnent une idée de l’original qu’à ceux qui le connaissent déjà ; à ceux qui n’ont pas vécu dans l’intimité du modèle, elles ne représentent qu’une image imparfaite et trompeuse. Plusieurs vont plus loin et nient tout net la possibilité d’une bonne traduction en vers. — « Il ne faut pas s’y tromper, dit M. Ed. Scherer, la versification française, qui est particulièrement ingrate, est de plus en désaccord avec celle de toutes les autres langues. Celles-ci ont la quantité des syllabes et l’accent tonique sur les mots, et elles en font les élémens de leur rhythme poétique, tandis que nous manquons, en français, de ces conditions prosodiques : elles y sont du moins trop peu marquées, trop peu sensibles à l’oreille, pour servir de base à notre vers. La conséquence en est que nous avons été obligés de demander la cadence poétique à des élémens inférieurs, tels que le nombre des syllabes, la césure et la rime. Ainsi notre vers n’a pas les mêmes qualités mélodiques que le vers étranger, il n’en rend pas le son, il n’en traduit pas la sensation ; bref, sous ce premier et capital rapport, il ne le reproduit pas. » — L’observation est judicieuse ; mais cette difficulté matérielle est-elle un empêchement absolu à la reproduction fidèle d’une poésie étrangère à l’aide des ressources de notre vers français ? Je ne le crois pas.

Certes ce n’est pas une mince difficulté que de faire passer un poème, un poème lyrique surtout, d’une langue dans une autre. Les vins les plus délicats supportent parfois difficilement le transport, et c’est une opération hasardeuse que de transvaser cette subtile liqueur de la poésie, de lui faire quitter le flacon taillé et ciselé à son usage pour la verser dans une coupe de forme étrangère. Pendant la transfusion, il est à craindre qu’on n’altère la saveur du précieux élixir ou qu’on n’en laisse s’évaporer le parfum. Pourtant, si l’opération est faite par une main pieuse et habile, si le vase préparé pour recevoir la liqueur exotique est d’un métal digne d’elle et façonné avec amour, il y a des chances pour qu’elle conserve la meilleure part de ses qualités exquises. Tout dépend du goût et de la dextérité de main de l’opérateur.

Manquons-nous donc de gens habiles et notre versification offre-t-elle réellement si peu de ressources à un maître ouvrier ? On dit avec raison que les écrivains médiocres seuls se plaignent de la pauvreté de la langue française ; ce sont souvent aussi les médiocres rimeurs ou les esprits rebelles a la poésie qui calomnient notre versification. Elle n’est pas aussi ingrate qu’on le prétend, et à toutes les époques les