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vrais poètes ont montré de quelle variété de rhythmes, de quelles qualités merveilleuses de malléabilité et d’élasticité elle dispose. Chez Ronsard, Régnier, Molière, La Fontaine et Racine, le vers français est souple, musical et coloré. Seul, le XVIIIe siècle, qui manquait d’inspiration, a produit une versification anémique, sans couleur et sans sonorité, où la pauvreté de la rime va de pair avec la monotonie du rhythme. C’est de cette versification du XVIIIe siècle qu’on peut dire qu’elle est ingrate et de chétive tournure. Mais, depuis lors, André Chénier a redonné du sang au vers français, Victor Hugo a remis en honneur les formes et les rhythmes créés par les poètes de la Pléiade, et à l’époque actuelle surtout, on serait mal venu à se plaindre de l’insuffisance de notre instrument poétique. Il s’est merveilleusement perfectionné dans ces vingt dernières années, et, si aujourd’hui l’invention poétique est moins puissante, si son haleine est devenue plus courte, les poètes en revanche ont acquis un indiscutable talent de virtuoses. Jamais la forme n’a eu plus de relief et de précision, jamais l’art de l’enjambement, de la césure mobile, de la rime riche et des coupes savantes n’a été poussé aussi loin. Tous les gens du métier savent qu’à l’heure présente le vers français, alerte, nerveux, flexible, débarrassé de l’empois solennel et de la fausse poétique du XVIIIe siècle, est apte à tout exprimer, depuis les choses les plus familières jusqu’aux sentimens les plus raffinés et aux nuances les plus changeantes. Le souffle peut manquer aux exécutans, mais l’instrument est admirable.

Quant à l’objection tirée de ce que notre rhythme est composé d’élémens autres que ceux des langues étrangères, j’avoue qu’elle me touche peu. Ce serait s’abuser et faire fausse route que de chercher, dans les traductions en vers, à rendre par des sons et des mesures identiques les qualités mélodiques du poème qu’on traduit. Essayer en pareille matière d’obtenir un décalque exact me paraît un tour de force enfantin et inutile. Il faut demander à une traduction, non d’avoir l’exactitude matérielle d’une photographie, mais la fidélité et les qualités d’exécution d’une bonne gravure. On doit chercher avant tout à donner au lecteur une impression analogue à celle que produirait sur son esprit le texte original, s’il pouvait le comprendre; et il faut qu’on puisse dire du traducteur ce que Montaigne disait d’Amyot : « Je n’entends rien au grec, mais je veoy un sens si bien joinct et entretenu partout en sa traduction que, ou il a certainement entendu l’imagination vraye de l’aucteur, ou ayant, par longue conversation, planté vifvement dans son âme une générale idée de celle de Plutarque, il ne lui a rien preste qui le desmente ou le dédie. »

Dans ces lignes, l’auteur des Essais me semble en effet avoir indiqué les deux maîtresses qualités qu’on doit exiger d’un bon traducteur : une vive intelligence du texte et une sorte d’intuition, de divination des sentimens qui animaient l’auteur du morceau qu’on traduit. C’est