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de cause : l’Occident s’est associé à ses protestations et s’est joint à elle pour condamner les intolérables abus de l’administration turque. Si la Turquie a refusé les garanties qu’on lui demandait, elle a pris l’engagement de s’amender. Elle a certifié que la constitution octroyée par le sultan répondait à tous les besoins, et elle a juré que les clauses en seraient exécutées. Cette charte qui, prise au sérieux, mise loyalement en pratique, transformerait l’empire du croissant en une monarchie constitutionnelle ou même parlementaire, établit l’égalité absolue entre les chrétiens et les musulmans, ou, pour mieux dire, elle ne les distingue plus les uns des autres. Non, il n’est pas juste de prétendre qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Midhat-Pacha vient d’inventer quelque chose de tout nouveau, un être de raison, qui demain peut-être, nous le souhaitons, sera un être en chair et en os, et qui s’appelle l’Ottoman. Il y avait jusqu’aujourd’hui dans la péninsule du Balkan des maîtres et des sujets, des Turcs et des raïas; il n’y aura plus désormais que des Ottomans, les uns disciples de Mahomet, les autres Grecs orthodoxes, ou catholiques romains, ou Israélites, ou relevant de l’exarchat bulgare, ou arméniens grégoriens, ou arméniens hassounistes, ou arméniens anti-hassounistes.

Le sultan Abdul-Hamid et son vizir ne peuvent s’aveugler jusqu’à méconnaître la gravité de la situation. Dans le temps où M. de Bismarck représentait la Prusse à la diète de Francfort, il dit un jour : « Vous verrez que je deviendrai un grand homme et que je finirai par une grande faute. » Si Midhat-Pacha pensait avoir tout fait en refusant les propositions des plénipotentiaires, s’il s’endormait sur l’avantage diplomatique qu’il vient de remporter, il aurait commis dès son premier pas une grande faute, ce qui pour un grand homme est commencer par la fin. Il n’en sera rien ; Midhat-Pacha n’est pas un réformateur de circonstance, la réforme a été la pensée de toute sa vie, et il a montré jadis dans son vilayet ce qu’il savait faire. Le danger est qu’il n’y a pas de temps à perdre, et que le Turc n’aime pas à se presser; il n’a jamais compté les heures, il doit apprendre à compter les minutes. L’Europe est disposée à voir dans l’invention de l’Ottoman un expédient ou un jeu d’esprit oriental ; le jour où il lui serait démontré qu’on s’est moqué d’elle, personne ne pourrait plus blâmer l’intervention armée de la Russie ni lui conseiller de plus longues patiences. Assurément on ne peut exiger que d’ici à demain la charte ottomane devienne une vérité; mais il importe à tout le monde qu’elle devienne le plus tôt possible une vraisemblance, et que tel président de conseil ou tel ministre des affaires étrangères puisse déclarer avant peu à la tribune, sans s’exposer au ridicule, qu’il commence à croire à l’Ottoman,


G. VALBERT.