Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/757

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un changement graduel, mais sinistre, se fit dans la forêt. Des pierres grises perçant le sol se montraient à distance, la végétation devenait plus rare, et finalement de vieux plus ébranchés occupaient seuls le sol. Les rochers prirent des formes de plus en plus inimaginables. Tout à coup la montagne finit par une pente escarpée. A cet endroit, elle semblait vouloir surplomber le monde avec ses pics accumulés; on eût dit que de là on voyait l’univers à ses pieds : des lacs semés d’îles, des montagnes bleues, des fleuves puissans, des collines de feu mêlant leur flamme avec le crépuscule. La nudité de cette roche contrastait avec la richesse de l’univers qu’elle dominait. En arrivant dans ce lieu, le poète connut que la mort était sur lui. Une dernière fois il ramena son âme aux images du passé qui allait expirer en lui, il posa sa main pâle et maigre sur le tronc rude d’un vieux pin, il inclina sa tête languissante sur une pierre couverte de mousse, et puis étendit au hasard ses membres sans mouvement sur le bord de ce glissant abîme, abandonnant à leurs impulsions finales ses forces vacillantes. L’espoir et le désespoir, ces bourreaux de l’homme, dormaient en lui. Le flux invisible de son sang ne nourrissait plus que d’un flot affaibli le fleuve de sa vie. La dernière chose qu’il vit, ce fut la grande lune qui suspendait sa corne puissante sur l’horizon occidental du monde. Quand l’astre s’enfonça entre les collines dentelées, le sang du poète, qui avait toujours battu d’une mystique sympathie pour le flux et le reflux de la nature, ne rendit plus que des pulsations imperceptibles, sa respiration devint entrecoupée. Quand le dernier rayon s’éteignit, le pouls s’arrêta. Une pause, un dernier frémissement,... et la mort avait pénétré son cœur. Quand le ciel devint complètement obscur, les ombres noires enveloppèrent sa forme froide et muette comme la terre sans voix et l’air vide. Ce corps merveilleux n’avait plus ni sens, ni mouvement, ni divinité; ce n’était plus qu’un luth jadis traversé par le souffle céleste, un fleuve jadis bouillonnant de vagues multisonores maintenant muet et desséché.

Alastor mourut ainsi dans le désert, loin des hommes, qui ne l’avaient pas connu. Il périt comme il avait vécu, comme il avait chanté, dans la solitude. Quelques fragmens de ses mélodies passionnées qui ont fait pleurer les étrangers vivent encore parmi les hommes, mais éparses et sans nom. Des vierges brûlent encore pour ces yeux égarés qu’elles ont vus briller devant elles, mais sans savoir qui était cet étranger dont la trace s’est perdue depuis longtemps. Cependant le poète, qui a évoqué devant nous l’image d’Alastor, ne peut s’empêcher de lui dire son adieu :


« Tu es parti, cœur aimable, vaillant et beau, enfant de la grâce et du génie. Des choses sans cœur se font et se disent dans le monde;