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à Rome, il trouva que Béatrice vivait encore dans toutes les mémoires, excitait l’intérêt, la compassion universelle. Il vit les restes du lugubre palais Cenci, près du Ghetto. De plus, on lui communiqua un manuscrit compulsé de ceux du Vatican, contenant la relation détaillée du procès. Déjà son imagination était en travail; mais le trait de lumière qui fit surgir à ses yeux l’image de l’héroïne, ce fut le portrait tant connu et tant répété que Guido Reni fit de Béatrice dans sa prison; peu avant sa mort et qu’on va voir au palais Barberini. Il a décrit l’impression qu’il reçut de cette admirable peinture. « Il y a une tranquillité fixe et pâle répandue sur tous ses traits, elle semble triste et abattue; pourtant le désespoir qui se peint sur son visage est tempéré par la patience et la douceur. Sa tête est enveloppée dans les plis d’une draperie blanche, les boucles dorées de ses cheveux abondans s’échappent de dessous cette cape et tombent sur sa nuque. Le moule du visage est d’une délicatesse ravissante, l’arc des sourcils nettement et largement dessiné. Les lèvres ont un pli d’imagination et de sensibilité qui persiste sous un voile de souffrances. Ses yeux, dont on dit qu’ils étaient remarquables par leur vivacité, sont gonflés par les larmes et sans éclat, mais merveilleusement tendres et sereins. Dans tout le visage, il y a un mélange de simplicité et de dignité, de suavité exquise et de profond chagrin qui le rendent indiciblement pathétique. Béatrice Cenci semble avoir été une de ces rares personnes en qui l’énergie et la grâce résident ensemble sans se détruire l’une l’autre; sa nature était simple et profonde. Les misères qu’elle a endurées, le crime qu’elle a commis sont comme le masque et le manteau dont les circonstances l’ont habillée pour la personnifier sur la scène du monde. » On le voit, Shelley fut remué par ce portrait dans sa fibre intime. Douceur et force, n’était-ce pas là le fond de sa propre nature? La sympathie qui résulte de certaines affinités secrètes de l’âme produit les illuminations les plus soudaines. A la vue de cette tête, il comprit tout d’un coup l’âme, le caractère, la destinée de l’héroïne. Dès lors plus de repos pour lui; il devait la représenter telle qu’elle fut, souffrir ce qu’elle avait souffert, revivre son martyre. Peut-être frissonna-t-il sous cette vision, mais il était de ceux qui ne peuvent éviter la tête de Méduse et sont condamnés à la regarder en face.

Le tempérament de Francesco Cenci est celui d’un monstre tel que Shakspeare même n’en a point conçu, Richard III et Iago ne sont auprès de lui que des écoliers. Il est le produit le plus féroce de cette noblesse romaine du XVIe siècle qui vivait sans loi au gré de passions sans frein. C’est plus qu’un criminel, c’est un maniaque du crime qui se délecte dans la souffrance d’autrui et pousse jusqu’au délire la cruauté ce paroxysme de l’égoïsme humain, Shelley