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va suivre ne me regarde pas. Je me sens aussi dégagée que la lumière dans l’espace et l’air qui enveloppe la terre, aussi ferme que le centre du monde. Les conséquences sont pour moi comme le vent qui frappe le roc solide, mais ne l’ébranlé pas. » Cependant on a trouvé un billet compromettant de Béatrice à Orsino, on a saisi Marzio, qui est mis à la torture et avoue tout. Le procès est instruit, et les trois accusés Lucrezia, Giacomo et sa sœur sont incarcérés. Béatrice est intérieurement convaincue de la justice de son action, mais elle la nie énergiquement devant les juges du pape pour sauver sa vie et l’honneur de sa famille. On la confronte avec le meurtrier, auquel la torture a arraché l’aveu. Citons encore la scène où la jeune fille, redevenue sauvage et en quelque sorte invincible, force le sicaire, par la puissance de sa volonté et le magnétisme de son regard, à reprendre son aveu et à braver une seconde fois la roue :


« LE JUGE, à Béatrice. — Regardez cet homme, Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

« BÉATRICE. — Nous ne l’avons jamais vu.

« MARZIO. — Vous me connaissez trop bien, dame Béatrice.

« BÉATRICE. — Je te connais? comment? où? quand?

« MARZIO. — C’est moi que vous avez poussé par des menaces et des présens à tuer votre père. Quand la chose fut faite, vous m’avez revêtu d’un manteau tissé d’or et vous m’avez dit de prospérer ; comment j’ai prospéré, vous le voyez. Vous, seigneur Giacomo, dame Lucrezia, vous savez que je dis la vérité. (Béatrice s’avance vers lui. Il se couvre la face et recule de terreur.) Oh! détourne le terrible ressentiment de tes yeux vers la terre insensible. Ils blessent ! C’est la torture qui m’a arraché la vérité. Seigneurs, puisque je l’ai dite, qu’on me conduise à la mort.

« BÉATRICE. — Rive tes yeux dans les miens et réponds à ce que je te demande, (se tournant vers les juges.) De grâce, remarquez sa contenance. L’audacieuse calomnie quelquefois n’ose pas attester ce qu’elle paraît être, celui-ci n’ose paraître ce qu’il atteste, il détourne son regard vers la terre aveugle. (A Marzio.) Veux-tu dire que j’ai tué mon père?

« MARZIO. — Emportez-moi ! Ne la laissez pas me regarder, j’ai dit tout ce que je sais.

« LE CARDINAL CAMILLO. — Gardes, conduisez-le plus près de dame Béatrice. Il frémit et se tord sous son regard comme la feuille d’automne sous le tranchant du clair vent du nord.

« BÉATRICE. — O toi, qui trembles sur le bord vertigineux de la vie, arrête avant de me répondre ; alors peut-être tu répondras à Dieu avec moins d’effroi. Quel mal l’avons-nous fait? Moi, hélas ! je n’ai vécu sur cette terre que quelques tristes années, et mon sort fut ainsi ordonné que mon père changea les premiers momens de ma vie naissante en