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gouttes de poison qui détruisirent une à une les douces espérances de la jeunesse; ensuite il poignarda d’un seul coup mon âme immortelle, ma renommée sans tache et jusqu’à cette paix qui dort au plus profond du cœur. Mais la blessure ne fut pas mortelle; ainsi la haine devint le seul culte que je pouvais rendre à notre père céleste, qui par pitié t’arma, comme tu le dis, pour exterminer le criminel. Et la justice rendue devient mon accusation? Et c’est toi qui es l’accusateur? Rends-moi justice, te dis-je, ou bien précipite-toi devant le grand juge et dis-lui : « J’ai transgressé toutes les lois divines et humaines, et j’ai fait plus encore : il y avait une jeune fille très pure et très innocente sur la terre, et parce qu’elle a souffert ce que jamais n’a souffert ni innocent ni coupable, parce que ses souffrances n’ont pu être ni dites ni pensées, parce que ta main à la fin l’a repoussée, moi d’un mot je l’ai assassinée, elle et toute sa race ! » Et maintenant, réponds à ce que je te demande : suis-je ou ne suis-je pas une parricide ?

« MARZIO. — Tu ne l’es pas.

« LE JUGE. — Que veut dire ceci ?

« MARZIO. — Je déclare ici que ceux que j’ai accusés sont innocens. Moi seul je suis coupable.

« LE JUGE. — Qu’on l’emmène aux tourmens; qu’on les raffine et qu’on les traîne en longueur pour mettre à nu les derniers replis de son cœur. Ne le déliez que lorsqu’il aura tout confessé.

« MARZIO. — Torturez-moi comme vous voudrez. Une peine plus aiguë a fait sortir une vérité plus haute de mon dernier souffle. Elle est très innocente. Chiens assoiffés de sang, qui n’êtes plus des hommes, rassasiez-vous de moi ! Je ne veux pas vous livrer ce doux chef-d’œuvre de la nature pour le mettre en pièces et le détruire. « 


Marzio trouve moyen de se tuer pendant qu’on le lie sur la roue; sous la même épreuve, Béatrice demeure invaincue; mais Giacomo et Lucrèce, mis à la même question, avouent. En l’apprenant, leur sœur s’écrie avec indignation : « Quoi! voulez-vous abandonner vos corps à être traînés par les talons des chevaux (supplice des parricides), en sorte que vos cheveux balayent les traces de la vaine multitude? La roue n’est cruelle que parce qu’elle peut arracher le mensonge à la peur. » Cependant elle se résigne rapidement. Quand on lui annonce l’irrévocable sentence de mort du pape, la nature se révolte une dernière fois en elle. « Est-ce possible, s’écrie-t-elle, que je doive mourir si soudainement?» Mais un instant après : «C’est passé, dit-elle, mon cœur ne faillira plus. Combien oiseuses, fausses et froides me semblent toutes choses ! Cependant je me fie en Dieu. En qui autre quelqu’un pourrait-il se fier? Et maintenant mon cœur est froid. » Elle passe ses derniers momens à consoler sa mère et son jeune frère Bernardo. La voyant endormie