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immémoriaux, ils sortent de l’atmosphère de la pensée humaine, qu’ils respirent sans se lasser, quelque triste qu’elle soit. Ce sont les guides et les gardiens de l’humanité oppressée qui maintenant viennent consoler le Titan. Ils lui apportent de bonnes nouvelles de la retraite du sage, du sommeil du poète et même de ces champs de bataille où surnagent les cris de victoire et de liberté. « Et, disent ces bons génies, la voix qui dominait toutes ces voix, le son qui se dégageait de tous ces sons, c’était l’âme de l’amour, c’étaient l’espérance et la prophétie qui commencent et finissent en toi. » Les esprits disparaissent, le chœur consolant se tait. Les deux Océanides l’ont écouté avec ravissement, et Panthéa dit après leur départ qu’un sens intime lui reste de leur présence, comme on sent l’omnipotence de la musique quand la voix ou le luth inspiré se taisent. Prométhée conforté, mais encore appesanti par ses souffrances, se souvient d’Asia sa fiancée. « Tout espoir est vain, hormis l’amour, » dit-il. Panthéa l’entend et s’élance à travers les airs vers Asia pour lui annoncer le triomphe du Titan et préparer sa délivrance.

Le second acte nous transporte dans un vallon du Caucase où Asia attendait sa sœur. Elle la voit venir avec le printemps qui descend bercé dans les tempêtes. « Toi, qui es l’image de l’âme que j’aime, dit Asia à Panthéa, combien tu as tardé ! » Panthéa lui raconte un rêve qu’elle vient d’avoir en dormant dans les bras d’Ione au fond de l’océan. Elle a cru voir Prométhée se transfigurer, ses membres blessés devenir beaux et fluides, et des étincelles brillantes s’échapper de ses yeux élargis. Les deux grandes Océanides se regardent ravies, a Que peux-tu voir dans mes yeux, dit Panthéa, si ce n’est l’image de ta propre beauté? — Tes yeux, dit Asia, sont comme le ciel profond enfermé en deux cercles sous tes longs et doux cils ; comme ils sont sombres, beaux, sans mesure, orbe dans orbe! » A force de regarder au fond des yeux de sa sœur, elle y distingue une forme; c’est lui, c’est Prométhée transfiguré. C’était leur double rêve qui apparaît maintenant aux deux songeuses éperdues sous forme d’un esprit ailé. « Suivez-moi, dit-il. — Suivez-nous, répètent les échos. » Et elles s’élancent comme emportées par le vent, tandis que les échos murmurent : « Dans le monde inconnu dort une voix qui n’a pas encore parlé ; c’est sous tes pas seulement qu’elle s’éveillera, fille de l’Océan ! » Cette voix est celle de Démogorgon, la conscience profonde, éternelle de toute chose, plus puissante que Jupiter et qui le fera tomber[1]. Cet esprit mystérieux,

  1. Shelley est sans doute aussi l’inventeur du nom de Démogorgon. Quel sens lui a-t-il donné? Peut-être faut-il y voir un trait de malice qui n’est pas sans finesse. Démogorgon, du grec démos, peuple, et gorgone, épouvantait, signifie assez clairement : celui qui fait peur au peuple. Or n’est-ce pas le propre de toute vérité profonde d’effrayer la foule?