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sans forme, qui trône invisible dans les ténèbres, est de l’invention du poète. Il semble que Shelley ait voulu personnifier en lui cette vérité intérieure, dégagée de toute forme visible, que l’homme ne découvre qu’en descendant humblement dans sa conscience, sentiment immédiat, indubitable, supérieur à toute logique, où l’âme peut trouver la révélation de l’unité suprême qui pénètre le tout. C’est lui que les deux Océanides vont chercher dans une véritable course de Ménades à travers toutes les régions de la nature, dont les voix leur crient : Au fond! toujours plus au fond! Les voix les entraînent, le son les emporte. Elles ont traversé les forêts et parviennent à l’entrée du royaume de Démogorgon. C’est la bouche d’un volcan dont le cratère s’élève au-dessus de montagnes de neige. Elles voient les spirales de glace qui réfléchissent l’aube comme l’écume éblouissante de l’océan autour de quelque atlantide : « Glorieuse terre, dit Asia, si tu n’es que l’ombre de quelque esprit plus beau, quoique le mal tache ton œuvre, je pourrais t’adorer. » Les voilà enfin dans la cave de Démogorgon; on n’y voit que des rayons qui reluisent dans la plus profonde obscurité ; elles interrogent l’esprit. Asia lui demande : « Qui a fait le monde vivant et tout ce qu’il renferme? — Dieu, le tout-puissant, répond Démogorgon. — Mais qui a fait la terreur, la folie, le crime, le mal? — Celui qui règne, Jupiter l’usurpateur. — Mais qui appelles-tu Dieu? — La profonde vérité est sans image. A quoi servirait de regarder les révolutions du monde, de faire parler le destin, le temps, le hasard, le changement? Toutes les choses subissent ces puissances, excepté l’éternel amour. — Prométhée surgira-t-il de nouveau devant le monde réjoui? Quand cette heure arrivera-t-elle? — Regarde! » dit l’esprit. Deux Heures apparaissent sur des chars. L’une entraîne Démogorgon vers le trône de Jupiter, l’autre porte Asia et Panthéa au sommet d’une montagne, où un chant délicieux frappe leur oreille. Asia est toute transformée, elle rayonne d’une beauté merveilleuse, comme à l’aurore du monde, et sa sœur s’en étonne : « Ce n’est pas moi seule, ta sœur, ta compagne, c’est le monde entier qui cherche ta sympathie. Ne sens-tu pas les vents énamourés de toi? N’entends-tu pas ces sons qui expriment l’amour de tous les êtres? » On entend de la musique.


« ASIA. — Tes paroles sont plus douces que les chants mêmes dont elles sont l’écho ; tout amour est doux donné ou rendu. L’amour est universel comme la lumière, et sa voix familière ne fatigue jamais. Il est comme le vaste ciel, l’air qui soutient toute chose. Ceux qui l’inspirent sont fortunés, comme je le suis maintenant; mais ceux qui le sentent le plus sont plus heureux encore, après de longues souffrances, — comme bientôt je dois être.