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peut lui faire croire que son attention est intacte; mais ce ne serait qu’une illusion, car il lui serait impossible de faire tout autre travail. C’est donc par la perte de l’attention, la surexcitation de l’imagination et la diminution du jugement que se caractérisent les premiers effets de l’ivresse. Il est intéressant de rechercher comment les poètes et les romanciers ont dépeint cette période de l’empoisonnement par l’alcool.

L’oncle Van Bûck, dans un proverbe de Musset, Tholomyès et Grantaire, dans les Misérables, tiennent des discours baroques et tout à fait semblables aux billevesées des ivrognes. On ne saurait avoir une meilleure idée de l’ivresse qu’en relisant ce qu’ils disent. C’est la vie prise sur le fait, et un exemple vaut mieux qu’une théorie. Ainsi Fantasio, dans une orgie, se met à dire mille folies :

SPARK. — Tu vas te griser...

FANTASIO. — Je vais me griser, tu l’as dit,

SPARK. — Il est un peu tard pour cela.

Fantasio. — Qu’appelles-tu tard? Midi, est-ce tard? Minuit, est-ce de bonne heure? Où prends-tu la journée? Restons là, Spark, je te prie, buvons, causons, analysons, déraisonnons, faisons de la politique, imaginons des combinaisons de gouvernement, attrapons tous les hannetons qui passent autour de cette chandelle et mettons-les dans nos poches. Sais-tu que les canons à vapeur sont une belle chose en matière de philanthropie?.. Il y avait une fois un roi qui était très sage, très sage, très heureux, très heureux... Tiens, Spark, je suis gris. Il faut que je fasse quelque chose... Tra la… tra la... Allons, levons-nous.

Ce débordement d’idées, cette exubérance factice de vitalité intellectuelle a tenté bien des poètes, et souvent ils ont réussi merveilleusement à traduire en un langage poétique les visions de l’ivresse. Écoutez par exemple les vers étincelans qu’Emile Augier, dans l’Aventurière, fait dire à don Annibal, que Fabrice essaie de griser pour surprendre le secret de Clorinde, sœur d’Annibal :


Ventrebleu! plus je bois, et plus ma soif redouble.
Regardez-moi ce jus, l’abbé, ce jus divin,
Que le monde a nommé modestement du vin;
C’est le consolateur, c’est le joyeux convive,
A la suite de qui toute allégresse arrive.
Au diable les soucis! les craintes, les soupçons!
Quand je bois, il me semble avaler des chansons.
Verse encore un couplet! et nargue du tonnerre!
Buvons à plein gosier, et chantons à plein verre!


Les romanciers ont aussi très bien compris que la forme de l’ivresse n’est pas toujours la même et qu’elle diffère selon les individus. Il y a des hommes qu’il est impossible de griser : à la fin,