Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/841

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le sommeil arrive sans qu’on puisse en déterminer le moment ; il en résulte qu’au réveil il y a une lacune, c’est-à-dire une période de temps pendant laquelle notre travail intellectuel reste ignoré de nous.

Pour l’alcool, pour le chloroforme, les phénomènes sont tout à fait semblables. En même temps que l’attention, le jugement et la volonté, la mémoire disparaît, de sorte qu’on assiste au spectacle bizarre d’un individu vivant et pensant, mais chez qui la vie et la pensée ne laisseront pas de souvenir; on lui racontera ce qu’il a fait, et ce sera du nouveau pour lui. Il y aura eu une lacune dans le souvenir de ses opérations intellectuelles, mais non dans leur suite : c’est le souvenir et non la conception des idées que le poison aura troublé.

Aussi croyons-nous qu’il y aurait lieu de faire de la faculté de la mémoire deux facultés distinctes et qui ne sont pas comparables. Pour prendre un exemple, voici un individu ivre qui peut encore marcher et se conduire. Il se souvient des rues qui le ramèneront chez lui, il se souvient de sa maison, de son étage, de sa chambre, et cependant le lendemain il ne se rappellera rien de ce qui s’est passé ; entre le moment où il s’est trouvé le verre en main devant la table d’orgie et le moment de son réveil dans sa chambre est un vide que tous ses efforts ne sauraient repeupler. Cependant sa mémoire était restée suffisante pour qu’il pût retrouver son chemin, il s’est rappelé les détails nécessaires pour le retour au logis, mais il n’a pu fixer les sensations et les idées nouvelles qui ont passé dans son esprit pendant son ivresse. Il y a donc lieu de distinguer la mémoire qui retient de la mémoire qui a retenu. La première n’est possible que si les facultés intellectuelles, entre autres la volonté et l’attention, sont intactes : pour retenir un fait, il faut y arrêter son intelligence, et pouvoir le faire; or c’est ce pouvoir qui manque dans le sommeil ordinaire, dans le sommeil chloroformique et dans l’ivresse. J’appellerais volontiers cette partie de la mémoire mémoire active, en l’opposant à l’autre partie de la mémoire, qui est la mémoire passive et inconsciente. Celle-là ne disparaît ni dans le rêve, ni dans l’ivresse; elle fait partie intégrante de nous-mêmes, et nous ne pouvons penser sans elle. Chaque idée, chaque image est un souvenir modifié par des souvenirs ultérieurs : privée de cette somme de souvenirs, l’intelligence n’existerait pas. De même que nulle force ne se détruit dans la nature, et que les mers sont encore ébranlées par le sillage du vaisseau de Pompée, de même toutes les sensations perçues ont laissé leur trace dans l’intelligence humaine, en sorte que la conception des idées est le résultat conscient ou inconscient de tous les souvenirs accumulés et élaborés. Donc, quand les poisons de l’intelligence détruisent la mémoire,