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amère que cause la vue de ces rares bateaux qui remontent péniblement le mince courant du Rhône. Ainsi quelle immense disproportion entre ces deux choses que l’on voudrait mettre en balance, entre le salut d’une grande partie de la France et les intérêts de quelques milliers de tonnes de marchandises!

Le Rhône a rendu d’utiles services qu’il serait injuste d’oublier; il a eu son histoire, lorsqu’en l’absence de toute autre voie de communication il servait seul aux relations de la Bourgogne et du Languedoc et au trafic de la moitié de la France avec la mer. À cette époque, de vigoureux et hardis mariniers, dont la race est perdue, gouvernaient avec leurs massifs avirons de lourdes gabares chargées de grain, de sel et de vin. Parfois leurs rapides rames poussaient de légères barques emportant quelques voyageurs vers la Provence, u Je suis en peine de votre embarquement et de savoir ce que vous a paru ce furieux Rhône en comparaison de notre pauvre Loire, à laquelle vous avez tant fait de civilités, » écrivait à sa fille une mère dont la charmante correspondance vivra autant que notre langue. Mais depuis Mme de Sévigné bien des choses nouvelles sont venues, enrichissant les unes de la ruine des autres; les voyageurs ne prennent plus le coche à Lyon ; les marchandises elles-mêmes vont en chemin de fer, bien que le transport en soit ainsi plus coûteux que par eau. Le mouvement commercial du Rhône se ralentit surtout depuis la disette croissante des récoltes dans le Midi. C’est principalement de l’agriculture que vivait la batellerie du Rhône, et c’est par le retour seul de ses abondans produits du sol que cette batellerie pourra reprendre vie. Il y a donc un fatal aveuglement de la part de cette industrie à vouloir paralyser la résurrection de sa mère nourricière. Une plus frappante application de l’apologue des membres et de l’estomac ne s’était jamais vue avant un tel antagonisme suscité contre la production agricole. N’est-ce pas la solidarité la plus étroite qui doit exister entre l’industrie qui crée et celle qui transporte? Cette solidarité est si bien dans la nature même des choses, qu’une canalisation conçue dans des proportions assez larges pour satisfaire complètement l’agriculture fournirait aussi les facilités les plus grandes au mouvement commercial entre la Méditerranée et l’intérieur de la France.

Les difficultés de la navigation du Rhône entre Lyon et la mer tiennent à deux causes, dont la première est la pente rapide du fleuve. Il en résulte qu’au moment des grandes crues, le courant impétueux affouille les rives et le fond, partout où le terrain est de nature peu résistante; il élargit ainsi outre mesure un lit dans lequel les basses eaux s’épanouissent en n’offrant plus à la navigation une suffisante profondeur. Les matériaux provenant des érosions