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l’unique fonda, dont je m’adjuge l’unique chambre, inoccupée depuis longtemps, à en juger par l’épaisse couche de poussière qui y recouvre toute chose. Quelques rues sablonneuses, bordées de petites cases, groupées autour de l’église, composent le bourg, traversé à chaque instant par les Européens qui se rendent dans la province. Quelques constructions en pierre annoncent la fonda, le presbytère et le tribunal. C’est vers ce dernier édifice que je me dirige pour arrêter un cheval. Dans chaque localité, on trouve en effet sous ce nom un bureau où il suffit de s’adresser à l’avance pour obtenir les moyens de transport, âne, cheval, buffle, voiture, dont le pays dispose et que comporte la route à parcourir. Il faut une volonté bien trempée pour absorber le souper que l’on trouve dans une auberge espagnole tenue par un mestizo; je me console de l’insuccès de mes efforts en songeant mélancoliquement aux déceptions du chevalier de la Manche, qui prenait les hôtelleries pour des châteaux et dut y trouver souvent une aussi maigre chère. Qui dort dîne, assure-t-on : essayons; autre affaire, pas de moustiquaire! On m’assure naturellement qu’il n’y a pas de moustiques à Santa-Cruz ; mais j’ai trop appris à mes dépens en maintes conjonctures ce que vaut une telle assertion pour m’y fier: tandis qu’on va quérir l’objet demandé, j’écoute l’étrange musique qui s’élève des cases environnantes. C’est une psalmodie triste et monotone, dans un ton mineur, qui rappelle l’office du vendredi saint dans nos églises; les Tagals aiment à se réunir autour d’un feu de paille destiné à écarter les insectes, pour chanter bien avant dans la nuit ces litanies mélancoliques, jusqu’à ce que le sommeil les gagne.

29. — Au point du jour, le son des cloches appelle tous les fidèles à Y angélus; sur la place de l’église, je vois une population en prières, les femmes à genoux, les hommes debout, la tête nue dans une attitude craintive plutôt que recueillie. On prétend qu’il n’y a rien de plus dans leur respect qu’une consigne strictement observée; que le clergé, par ses exigences et son oppression, soulève des colères sourdes chez des gens qui le subissent et le paient sans l’aimer. Je ne puis m’en rendre compte que par ouï-dire. Le cheval n’est pas prêt à l’heure dite; le muletier tagal est, paraît-il, de l’école espagnole, je pars bravement à pied suivi de mon groom improvisé et d’un porteur de bagages. Un chemin large, sablonneux, bordé des deux côtés de cocotiers, d’aréquiers, d’arbres à larges feuilles, mène à Pagsangan et à Magdalena. On pourrait se croire à mille lieues de toute civilisation, si l’on ne rencontrait de loin en loin un planteur mestizo dans son tilbury ou un carabinero qui revient de quelque inspection. A mesure que le soleil monte et que la route s’élève vers la haute montagne qui domine toute la laguna, la fraîcheur matinale fait place à une atmosphère lourde qui