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des trompettes et des clairons (le nom de la grande actrice, de l’amie de Vol taire et de Marmontel, ne pouvait manquer à la fête !). Le sénat philosophique fut entouré des vainqueurs couverts de sueur et de poussière, qui criaient : victoire ! victoire ! Dortidius raconte la bataille, « d’un style sublime, mais inintelligible. » Après commence la distribution des récompenses aux guerriers qui se sont le plus distingués : les sénateurs tendent la main à l’un, sourient agréablement à l’autre, promettent à celui-ci un exemplaire de leurs œuvres, à quelques-uns des places de courtier dans l’Encyclopédie, à tous des billets pour aller encore à l’Écossaise gratis. Le soir il y a banquet, feu d’artifice, concert de musique italienne, intermèdes bouffons, illuminations à la façade de tous les hôtels des philosophes et bal philosophique qui dure jusqu’au matin. En se retirant, les sénateurs ordonnent qu’on ait à s’assembler aux tuileries, sur les six heures du soir, pour chanter un Te Voltarium.


III

Voltaire ne rit pas longtemps. Ce n’était pas son compte que Fréron s’amusât à l’Écossaise. Il ne connut qu’assez tard à Ferney la nouvelle de la première représentation. Quelques jours après, il écrivait à Mme Du Deffant, en la raillant sur son goût pour les feuilles de Fréron : « On dit que l’Écossaise, en automne, amène la chute des feuilles[1]. » Le mot était joli, mais il n’était pas d’un prophète. Jamais les feuilles de Fréron ne furent plus lues, et l’on voit que ce n’était pas seulement par les dévots. D’Alembert témoigne aussi qu’il a été plus d’une fois témoin du goût très vif de Mme Du Deffant pour les articles de Fréron : elle en citait surtout avec éloge les méchancetés qui regardaient Voltaire. « Est-il possible, écrivait l’auteur de la Henriade à Marmontel, qu’il y ait encore quelqu’un qui reçoive Fréron chez lui ? Ce chien, fessé dans la rue, peut-il trouver d’autre asile que celui qu’il s’est bâti avec ses feuilles ? » Or il était vrai que l’on continuait à recevoir Fréron dans la plus haute société et chez les ministres ; le critique allait souvent à Versailles pour faire sa cour à la reine, à la dauphine et à Mesdames, qui l’honoraient de leur bonté. Le duc de Choiseul, qui protégeait décidément le journaliste, s’était adressé à lui pour répondre à une ode de Frédéric contre le roi. Enfin, loin de rentrer sous terre, ce gazetier maudit venait, toujours en se jouant, et par manière de badinage, de porter un coup terrible au patriarche.

Voici à quelle occasion. Au commencement de l’année 1760, Fréron avait sollicité des comédiens français une représentation d’une

  1. Correspondance, 6 auguste 1760.