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miséricorde alors, rien que le sarcasme et le mépris ! Rester malgré les dieux fidèle à la cause vaincue, quelle idée ! Ce vieux Caton n’était qu’un maître sot.


VI

Nous avons quitté Lucrèce sur le chemin de Ferrare, nous la retrouvons maintenant triomphalement établie dans la seconde capitale de la renaissance italienne. Passer ainsi sans transition de la Rome d’Alexandre VI à la ville d’Hercule et d’Alfonse d’Este n’était point une épreuve commode. Il y fallait beaucoup de souplesse et d’élasticité, les défauts même de la noble personne vinrent aider à cette acclimatation contre laquelle un naturel moins neutre que le sien eût assurément réagi. Cette société d’une Adrienne Orsini, l’œil du saint-père, ou d’une Julie Farnèse, son cœur, — de grands seigneurs, de cardinaux dissolus et de belles dames toujours en train d’amusemens, de bals et de soupers, — ne ressemblait guère au cercle intellectuel et posé de Ferrare, et si Lucrèce, au milieu des licences du Vatican, livrée aux exemples étalés journellement sous ses yeux, ne s’éleva point en corruption à la hauteur du type romanesque inventé depuis, on est presque tenté d’attribuer ce phénomène à la seule inertie de son tempérament. A Ferrare, le théâtre change, et Lucrèce de plain-pied s’y retrouve chez elle, avenante, rieuse, facile à contenter. Son apathique indifférence devient égalité d’humeur. Elle n’aime ni ne hait, ne connaît larmes ni colères et charme, ensorcelle tout le monde, son beau-père d’abord, ensuite ses belles-sœurs Isabelle Gonzague et la non moins charmante Elisabeth de Montefeltre, deux altesses dont le premier mouvement n’avait eu rien d’empressé. Sans être une prude fieffée, et tout en ne reculant pas devant une représentation de la Calandre ou de la Mandragore, Isabelle réprouvait les scandales de la vie romaine. Admettons aussi que chez elle, de même que chez sa belle-sœur d’Urbin, Elisabeth de Montefeltre, quelque jalousie pouvait bien se mêler au préjugé, car Lucrèce était également aimable et belle, et c’était après tout une rivale qu’il leur fallait accueillir d’un cœur léger. Lucrèce, par sa grâce inaltérable, les désarma, et bientôt des rapports d’intimité parfaite s’établirent entre la fille d’Alexandre VI et la spirituelle marquise de Mantoue.

Ferrare était alors le centre d’une société polie et raffinée qui pouvait, à certains égards, se targuer vis-à-vis de Rome d’une sorte d’honnêteté relative : le vice n’y embouchait pas la trompe des lupercales à toute heure du jour ou de la nuit, comme au Vatican, et la dépravation ménageait encore les bienséances. A mesure que